Histoire de l'art

L’art baroque immensurable

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 17 février 2015 - 1687 mots

Le terme baroque stigmatisa longtemps une manière hyperbolique avant de désigner une période virtuose à part entière. Retour sur un mot souvent valise que consacrent actuellement de nombreuses expositions.

Il en va du baroque comme de son aîné, le maniérisme, et de son benjamin, le classicisme : il veut tout et rien dire. Il permet de railler un style enflé, oublieux de toute mesure et, symétriquement, de célébrer le génie immodéré, la virtuosité incontinente, tout ce qui excède la norme : baroques l’ultime Titien et le dernier Renoir, baroques l’Espagne et la Hollande du XVIIe siècle, baroques le pinceau de Giordano, la langue de Proust et la caméra de Fellini, baroques tous les univers indomptés. Plusieurs historiens de l’art, au cours des XIXe et XXe siècles, ont réexaminé le baroque afin d’endiguer son équivocité et d’expliciter son déploiement chronologique, de telle sorte que, à la faveur d’un patient resserrement, le terme et donc le style semblent désormais moins flottants.

Fluctuations sémantiques
Le baroque est une création tardive. Une recréation, même. Issu du portugais barocco, qui désigne une « perle irrégulière », le terme n’intègre le domaine de l’histoire de l’art qu’en 1855 : dans son Cicérone, le Suisse Jacob Burckhardt caractérise ainsi les exubérances des XVIIe et XVIIIe siècles, en lesquelles il perçoit la « dégénérescence d’un dialecte », et ce en vertu de cette conception vitaliste de l’art, largement partagée, qui assigne au baroque la place crépusculaire.

Et il fallut du temps et d’âpres discussions pour que le mot ne signifiât plus un étiolement mais un zénith. Tandis que Burckhardt, avec le temps, le considère « comme l’achèvement et l’aboutissement réel de l’architecture vivante », son compatriote Heinrich Wölfflin réserve au baroque un ouvrage majeur, par lequel il dégage des couples antinomiques tels que le linéaire et le pictural, l’ouvert et le fermé, le dynamique et le statique (Renaissance et baroque, 1888).

Le baroque était né. Plus exactement défini. Considéré. Il ne s’agissait plus d’un style grandiloquent, d’un art dégénéré, d’un « excès du ridicule », pour reprendre la formule de Francesco Milizia, théoricien italien du XVIIIe siècle, mais d’une période singulière, pourvoyeuse de génies étourdissants, à l’image du Caravage que s’acharna longtemps à promouvoir l’historien de l’art Roberto Longhi, ainsi que le démontre l’ambitieuse exposition du Musée Jacquemart-André, à Paris.

Épicentre romain
L’art baroque s’éveilla en Italie, et plus précisément à Rome, à la fin du XVIe siècle, pour s’éteindre, selon les pays, aux alentours de 1760. Il constituait une réaction, non seulement esthétique mais également religieuse, aux idées réformistes développées dans une période scandée par les conflits, meurtrie par les guerres de religion, ébranlée par des secousses à répétition. Le monde saignait et il lui fallait des remèdes spirituels, des élévations nouvelles, d’irrésistibles objets de consolation. Le baroque, avec ses diagonales par centaines, avec ses effusions insensées, avec ses fulgurances torrentueuses, entendait réjouir le regard et apaiser les cœurs, ouvrir enfin dans les ciels et les esprits des échappées belles.

Art de la Contre-Réforme, le baroque naquit dans une Ville éternelle dont l’exposition du Petit Palais nous rappelle qu’elle fut la cité des Papes mais également celle des vices, de l’indigence, des refuges poisseux et des nuits sans fin. Seule Rome-la-catholique pouvait héberger les petites et les grandes misères de l’humanité, les scènes nocturnes de Bartolomeo Manfredi ou de Valentin de Boulogne, rayées par des lumières blafardes. Canonisant en 1622 Ignace de Loyola, Thérèse d’Avila, Philippe Néri et François Xavier, Grégoire XV sortait de l’ombre les tendances novatrices qui, notamment jésuites, imprimaient au baroque son exubérance et son faste, son goût pour la fièvre et la passion. Reconnu, le baroque avait désormais ses hérauts, ses tragédiens. Et puisque la vie était un théâtre, il revenait aux hommes de la jouer devant Dieu tels des comédiens devant l’Absolu, avec panache et humilité : telle fut la leçon du dramaturge espagnol Calderón dans Le Grand Théâtre du Monde (1655).

Polyphonie artistique
Les artistes baroques révérèrent la faiblesse et la puissance, l’être et le paraître. Les chocs thermiques et les contrastes visuels furent leur royaume : rien de plus beau qu’un trompe-l’œil, qu’une image plus vraie que nature, que des mirages optiques. Le lexique et la rhétorique baroques furent donc présidés par un sens de l’émotion et obsédés par la place occupée par le regardeur. C’était un style, et un salut. Mieux, un viatique. Le baroque allait, de manière absolument inédite, contaminer tous les domaines, depuis la peinture, avec Caravage, Carrache ou Ribera, magistralement célébré par le Musée des beaux-arts de Rennes il y a peu, jusqu’à la sculpture, avec le Bernin, Vittoria ou Stammel, en passant par la littérature, mais aussi la musique, la danse et, plus généralement, toutes les productions éphémères susceptibles de fêter la naissance d’un prince comme le lever d’un roi.
Éminemment scénographique, l’art baroque devait trouver dans l’architecture son expression, si ce n’est la plus aboutie, tout du moins la plus évidente : à compter de l’église germinale du Gesù, consacrée en 1584, surgirent quantité d’édifices spectaculaires, peuplés d’effets superlatifs et de formules audacieuses. Rien de plus graphique que ce style tout en courbes, torsions, spirales et ellipses. La colonnade de Saint-Pierre de Rome, imaginée par le Bernin dans la seconde moitié du XVIIe siècle, ainsi que la Plaza Mayor de Salamanque (1728-1755) attestent ainsi la préséance de la ligne, trahissent une science du dessin que l’École nationale supérieure des beaux-arts de Paris, grâce à sa collection de feuilles florentines du Seicento, de Jacopo da Empoli à Cecco Bravo, illustre à la faveur d’une remarquable exposition.

Ampleur géographique
La rétrospective Rembrandt de la National Gallery, à Londres, l’a récemment rappelé, celle consacrée à Velázquez, au Grand Palais, le confirme : polysémique, le style baroque se distingue par son caractère international, par sa formidable expansion, par ses innovations étincelantes, toujours adaptées au terreau et au terrain qui les accueillirent. En dépit d’une syntaxe partagée, la langue baroque hébergea ainsi quantité d’accents et de formes vernaculaires, en apparence éloignées, tels l’intimidant Palazzo Carignano (1679-1680), édifié par Guarini à Turin, et le chatoyant Palais d’hiver (1754-1762) de Rastrelli à Saint-Pétersbourg.

De Dresde à Porto, de Prague à Séville, de Cuba à Rio de Janeiro, du Christ de la clémence (1603-1605) du sculpteur espagnol Montañés à l’inoubliable Descente de Croix (1616-1617) que Rubens composa pour la cathédrale d’Anvers, le baroque allait infliger au globe sa loi, souffler aux peintres des hardiesses illusionnistes et aux sculpteurs des envolées infinies, imposer aux églises des coupoles vertigineuses et aux palais des perspectives saisissantes. Le virtuose, le pathétique et le théâtral furent les mesures de toutes choses, les continents sublimes d’un univers où dialoguèrent sans fard Éros et Thanatos, où proliférèrent les décollations, les têtes coupées, les extases secrètes, les jouissances intimes, les crimes crapuleux, les flagellants, les martyrs, le feu, le sang et les larmes. Et si le monde était un grand théâtre, les artistes baroques, épris de projecteurs et de rideaux, en furent les opérateurs de génie.

Au Petit Palais : Rome, la muse et la putain

La Rome baroque rime avec richesse et splendeur. Ce masque de beauté cache une autre réalité. Celle du vice et de la misère qui hantait jadis les nuits de la Ville éternelle. Soixante-dix tableaux de la première moitié du XVIIe siècle sont rassemblés au Petit Palais pour illustrer cet envers de la médaille peuplé de brigands, de bohémiens, de prostituées et de vauriens. Cette Rome « d’en bas », tutoyée et peinte par les artistes, fut longtemps négligée par l’histoire de l’art. Pour la première fois, elle fait l’objet d’une exposition thématique qui a d’abord été présentée à la Villa Médicis.

Le recours au vivant
L’illustration du thème concentre un nombre important de tableaux caravesques. Du maître, on peut admirer le célèbre Bacchus malade, peint vers 1593. La toile, placée au début du parcours, illustre la primauté et l’audace du Caravage qui révolutionne la peinture d’histoire en actualisant les personnages de la fable antique par le recours au modèle vivant. L’invention se propage comme une traînée de poudre aux quatre coins de l’Europe artistique qui se retrouve à Rome pour peindre, boire et festoyer. Les plus nombreux et les plus « bringueurs » furent les peintres du Nord. Ils se retrouvent au sein d’une société secrète, la « Bentvueghels », placée sous la protection de Bacchus. Sous le vocable du dieu du vin et de l’inspiration, Nicolas Régnier, Cornelis Schut ou Pieter Van Laer ont peint des bambochades et des scènes d’intérieur plus ambitieuses, ces dernières ayant pour cadre une taverne où se disputent les ivrognes, les tricheurs et les cartomanciennes : les nouvelles muses de la peinture baroque.
Bertrand Dumas

Au Grand Palais : tout Velázquez

Une rétrospective Velázquez est toujours un événement, a fortiori en France, pays qui n’avait jamais accueilli d’exposition monographique sur le génie du Siècle d’or espagnol. En cause, la rareté des œuvres du peintre, à peine plus d’une centaine de tableaux, et leur forte concentration au Musée du Prado (Madrid), partenaire incontournable pour toute célébration du peintre. Avec son soutien, celle organisée par le Musée du Louvre et le Kunsthistorisches Museum de Vienne est particulièrement ambitieuse, car elle tend à l’exhaustivité.

Le point sur les découvertes récentes
En effet, l’exposition présente un panorama complet de l’œuvre de Diego Velázquez. Ses débuts sont contextualisés par des toiles de son maître Pacheco et aussi de ses camarades d’atelier tel Alonso Cano. Cette mise en perspective avec d’autres œuvres de peintres contemporains est reconduite dans les sections suivantes. La période caravesque du Sévillan, autour de 1620, est éclairée d’un chef-d’œuvre du Louvre : Les Larmes de saint Pierre de Juan Bautista MaÁ­no. Passé les temps forts consacrés aux deux voyages de Velázquez en Italie, le rôle de ses collaborateurs et, surtout, celui de son plus fidèle disciple : Juan Bautista MartÁ­nez del Mazo, sont largement illustrés.
Au-delà de la réunion de toiles splendides, la rétrospective parisienne se fait fort de débattre des dernières interrogations, en exposant, dans certains cas pour la première fois, des œuvres récemment découvertes telles que L’Éducation de la Vierge (New Haven) et Le Portrait de l’inquisiteur Sebastian de la Huerta (collection particulière).
Bertrand Dumas

« Les bas-fonds du Baroque. La Rome du vice et de la misère »

Du 24 février au 24 mai 2015. Musée des beaux-arts de la Ville de Paris - Petit Palais, av. Winston-Churchill, Paris-8e. Ouvert du mardi au dimanche de 10 h à 18 h. Tarifs : 11 et 8 €. Commissaires : Francesca Cappellitti, Annick Lemoine et Christophe Leribault. www.petitpalais.paris.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°677 du 1 mars 2015, avec le titre suivant : L’art baroque immensurable

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