Jussieu, une leçon d’architecture

Le projet de Jean Nouvel a été retenu pour la réhabilitation de l’université

Le Journal des Arts

Le 23 novembre 2001 - 1299 mots

Le 23 octobre dernier ont été rendues publiques les prescriptions d’aménagement proposées par l’agence Jean Nouvel pour le campus de Jussieu
à Paris. Leur mise en application devrait donner lieu à une série d’appel d’offres pour la réhabilitation du site. Son désenclavement s’appuie clairement sur les qualités architecturales de l’œuvre d’Édouard Albert, un des architectes qui, avec Jean Prouvé, ont imposé leur marque sur la construction métallique d’après-guerre en France.

PARIS - Après l’intervention de Malraux en 1962, on pouvait se dire qu’on l’avait échappé belle : pour passer outre le triplement du pesant immeuble de Cassan, qui barre encore aujourd’hui les bords de Seine, le ministre imposait un jeune architecte auteur de deux constructions métalliques remarquées (l’immeuble du 85 rue Jouffroy et la tour de la rue Croulebarbe). En choisissant Édouard Albert, théoricien de l’architecture spatiale et cinétique et familier du monde artistique de l’époque, Malraux entendait donner un tour plus ambitieux au projet ; offrir une architecture d’avant-garde à la plus grande université scientifique d’Europe, dans le Ve arrondissement de la capitale.

Albert établit un premier plan-masse en octobre 1962, qui se distingue déjà par sa légèreté et sa fluidité par rapport au projet initial. Le plan définitif du mois de mars 1963 présente un imposant quadrilatère de 275 mètres sur 333 où 400 000 m2 de planchers se répartissent dans des corps de bâtiments sur pilotis qui déterminent l’espace de 22 cours – dont la cour d’honneur avec sa tour centrale. Certains y ont vu un “moderne Escurial”, d’autres la forme vulgaire d’un grill.

Les barres en “L” répétitives répondent autant à des contraintes fonctionnelles qu’à des impératifs de rapidité et de flexibilité de réalisation. Le système constructif qui s’appuie sur 64 tours cylindriques en béton traduit la double préoccupation structurelle et plastique d’Albert. Il crée un bâtiment soumis à un jeu d’articulations et de soulèvements qui dégage une vaste esplanade ouverte et suspendue au-dessus de la ville. Celle-ci offre des vues constamment changeantes, rythmées par une ossature tubulaire associée à d’imposantes poutres-gondoles qui renforcent l’idée d’apesanteur. Coulissant verticalement, les couples de fenêtres enrichissent par leur mouvement aléatoire le rythme de la structure.

Les cours sont, chacune, destinées à recevoir une œuvre d’art : Vasarely, Dubuffet, Lagrange, Pignon, Ubac et d’autres doivent y intervenir avant que l’interruption du projet ne laisse à l’État pas moins des trois quarts du budget (1 % du total) alloué à l’opération. En effet, le chantier commencé en février 1964 va bon train jusqu’à la mort inattendue d’Albert le 17 janvier 1968. Elle laisse la réalisation entre les mains de coéquipiers, qui trop rapidement jettent l’éponge.

Le campus hyperurbain voulu par Albert, même inachevé, a un caractère de mégastructure au même titre que le Centre Georges-Pompidou ou les machines infernales d’Archigram. Cet aspect du bâtiment associé à un travail d’échelle et de modénature, au bout du compte très parisien, en fait une des réalisations les plus remarquables de sa génération.

Aujourd’hui, l’état de désolation du bâtiment avec les constructions parasites ont eu raison du parti original de transparence et de légèreté. De l’abandon du chantier jusqu’à l’incurie à l’égard des œuvres d’art installées dans les cours, Jussieu fait l’objet d’une détestation commune à la plupart des bâtiments de cette époque. Le manque d’entretien, la surpopulation et l’amiante ont achevé de faire d’une réalisation remarquable la cible d’une haine incontrôlée : il fallait détruire Jussieu.

À l’issue d’une consultation lancée l’année dernière, Jean Nouvel a présenté un schéma directeur d’aménagement de la parcelle, qui doit permettre d’intégrer de nouvelles fonctionnalités sur le campus. Un ensemble de cahiers des charges doit définir les diverses interventions sur l’édifice. Une première phase de travaux devrait concerner près de la moitié du “grill” d’ici 2006. La transformation de la tour et l’installation de certains locaux pourraient donner lieu à des concours.

L’architecte de l’Institut du monde arabe a déjà à plusieurs reprises eu l’occasion de réfléchir à la question de l’aménagement du campus. Il était ici explicitement missionné pour donner des orientations sur l’ensemble du site. Dirigé par Isabelle Guillauic, le projet de l’agence tente surtout d’établir des liaisons avec la ville. La prise en compte du contexte urbain a conduit à établir un véritable mail piétonnier qui joindrait le boulevard Saint-Germain à l’avenue de France et établit des communications avec la Seine. L’extension du socle et l’installation de coupe-vents en verre à l’extrémité de la parcelle doivent offrir un caractère plus urbain aux abords de l’université du côté de la rue Jussieu en particulier.

Malgré ces transformations, le projet entend tirer parti de l’œuvre d’Albert et ne prévoit pas de véritable altération au niveau du “grill”. Les aménagements doivent se limiter au creusement des cours et à l’installation de constructions légères traitées comme des éléments de mobilier afin de conserver ou de restituer autant qu’il est possible la transparence du site. Pour éviter de défigurer les façades, les escaliers de secours supplémentaires qui passeraient au travers des planchers doivent être établis au niveau des rotondes.

S’il faut apporter des modifications au campus pour mieux l’adapter à son usage actuel, comment conserver l’œuvre d’Albert ? Les contraintes de surface et d’occupation du sol peuvent-elles justifier la surélévation du bâtiment et la destruction complète de l’insertion des œuvres à l’architecture ?
L’étude élaborée par l’agence Jean Nouvel pose les bâtiments d’Albert comme une leçon d’architecture. Elle démontre qu’il est envisageable de conserver la modénature des bâtiments en répondant aux normes de sécurité incendie. Techniquement possible, la réfection des anciens châssis coulissants est encore soumise à des arbitrages économiques. Celle-ci nous prémunirait pourtant de l’exécrable “relecture” du travail d’Albert déjà tentée par l’équipe Autran-Mitrofanoff sur une des barres du campus et qui défigurerait à jamais son architecture.

Il suffirait aujourd’hui d’une décision administrative pour sauver la réalisation d’Édouard Albert. D’un autre point de vue, une protection au titre des Monuments historiques pourrait empêcher toute transformation du site. On comprendrait que le chantier de Jussieu bénéficie d’une mesure de protection expérimentale.

Les grandes dates de Jussieu

1959, 4 février. Transfert à l’État de la propriété des immeubles de la Halle aux vins pour la Faculté des Sciences. 1962. Malraux désigne un nouvel
architecte, Édouard Albert. 1963, mars. Plan définitif de l’université.
1964, 17 février. Démarrage du chantier.
1968, 17 janvier. Mort d’Albert. La construction se termine avec peu d’égards vis-à-vis du projet initial.
1971. Le chantier s’interrompt.
1975 à 1979. La création d’un collectif intersyndical qui dénonce l’amiante en 1974, provoque des travaux de protection.
1982. Le plan d’achèvement qui prévoyait la création d’une bibliothèque est annulé par le concours de l’Institut du monde arabe (Ima).
1991-1992. Concours pour la bibliothèque de Jussieu remporté par Jean Nouvel et Rem Koolhaas.
1994. Création du comité anti-amiante de Jussieu.
1995. Un rapport remis en novembre
conclut à la nécessité d’une opération massive de déflocage, qui provoque le scandale de juillet 1996.
1996. Consultation pour la mise en sécurité et la réhabilitation du campus lancée par les services immobiliers de l’Académie de Paris (Sgap) et remportée par Guy Autran, Vladimir Mitrofanoff et le BET Technip.
Dans Libération, Gérard Monnier demande le classement de Jussieu au titre des Monuments historiques. 1997 Création de l’EPA Jussieu.
1998. Une expertise officielle effectuée sur la tenue au feu du bâtiment pour le compte de l’Académie de Paris en 1997 est rendue publique.
Lancement d’une mission de maîtrise d’œuvre pour une première tranche de travaux (huit barres) par l’équipe Autran-Mitrofanoff (livraison du premier bâtiment été 2001).
2000. Après des négociations avec la Ville de Paris les années précédentes, inscription au Contrat de plan du transfert de l’université Paris-VII vers un nouveau site universitaire dans la Zac de Tolbiac.
2000, juillet. Consultation sur l’aménagement du site lancée par l’EPA Jussieu, Jean Nouvel est retenu au mois de septembre.
2001, septembre. Remise du projet d’aménagement proposé par Jean Nouvel.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°137 du 23 novembre 2001, avec le titre suivant : Jussieu, une leçon d’architecture

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