Bibliothèque - Livre

Dans la réserve des livres rares, le saint des saints de la BNF

Par Christine Coste · L'ŒIL

Le 16 décembre 2014 - 1389 mots

PARIS

Jeu d’épreuves annoté par Mallarmé, maquette originale et non publiée de Brassaï, planches originales d’Astérix ou plaquette publicitaire pour Renault, qu’est-ce qui fait qu’un « livre », ancien ou contemporain, est qualifié de « rare » ? Réponse derrière les portes de la Réserve ultra-protégée qui leur est dédiée à la Bibliothèque nationale…

N'accède pas qui veut à la Réserve des livres rares de la Bibliothèque nationale de France, sur le site François-Mitterrand. Ne peuvent y prétendre que celles ou ceux dont la recherche nécessite obligatoirement la consultation de l’un des ouvrages qu’elle conserve. Rejoindre la salle de consultation qui lui est spécialement dédiée demande d’ailleurs de franchir plusieurs escalators, portes et escaliers au sein de la bibliothèque de recherche installée au rez-de-jardin. Le parcours donne la mesure de la sécurité et de la préservation qui prévaut entre ces murs, mais aussi de l’extrême rareté « du » livre sur lequel le lecteur privilégié va pouvoir se pencher… Une pièce spécifique a été aménagée à cet effet. On ne la distingue pas en circulant dans l’allée qui mène jusqu’à ce cube blanc aux murs de toile blanche où elle se loge, surplombant les salles de lecture de la bibliothèque de recherche. Discrète, chaleureuse et élégante – mais sans trop –, aménagée dans le même style que celui qui prévaut dans les salles de lecture de la BnF, la salle Y – c’est son autre nom – accueille chaque jour, excepté le dimanche, une poignée de lecteurs.

200 000 volumes rares
Silence et concentration sont de mise en ces lieux protégés de la circulation et de l’activité du bâtiment dessiné par Dominique Perrault. À l’arrière, invisibles, accessibles seulement par l’équipe de la Réserve (une vingtaine de personnes), les magasins s’étirent. Là sont conservés dans les conditions thermo-hygrométriques requises (18 °C et 55 % d’humidité) 200 000 volumes rares dont 3 000 volumes entreposés dans la Grande Réserve constituée en grande majorité de livres imprimés sur vélin (2 500) qui font de cette collection le fonds le plus important au monde. La Réserve des livres rares de la BnF n’a pas d’équivalent ailleurs en France, ni même en Europe. L’actuelle exposition sur « L’éloge de la rareté. Cent trésors de la Réserve des livres rares » le rappellent en sourdine. Car son propos n’est pas tant de montrer un florilège de livres rares que de s’interroger sur les diverses significations de la rareté à partir d’une centaine d’acquisitions effectuées au cours des deux dernières décennies, une période placée sous la direction d’Antoine Caron, directeur du département de la Réserve des livres rares jusqu’à son remplacement, après son départ à la retraite fin septembre, par Jean-Marc Chatelain. Deux décennies marquées, poursuit le conservateur, « par le déménagement des collections des imprimés du site historique de Richelieu au site François-Mitterrand », inauguré le 30 mars 1995, et par la décision d’ouvrir plus largement la Réserve à un certain nombre de livres remarquables qui étaient restés jusqu’alors au sein des collections générales des imprimés de la BnF. Ce furent ainsi 40 000 volumes qui rejoignirent les magasins de la Réserve des livres rares passée de 150 000 volumes en 1994 à 200 000 en 2014.

De la Bible de Gutenberg au milieu du XVe siècle jusqu’aux quarante-quatre planches originales (encre de Chine sur crayon) d’Astérix le Gaulois créées entre septembre 1959 et 1960 par René Goscinny et Albert Uderzo, « la diversité revendiquée des objets de la Réserve répond à la conviction que la rareté n’est pas le sacrement de quelques livres à part, mais d’abord un regard porté sur notre patrimoine et une manière de reconnaître la signification propre qui leur revient dans notre histoire », précise Jean-Marc Chatelain, commissaire de l’exposition. « Appliquer la notion de rareté à des objets que l’imprimerie rend normalement multiples ouvre à la richesse de signification qu’elle peut revêtir. La Réserve est un fonds mais pas un fonds statique. » Les compréhensions et significations de la rareté ont de fait évolué depuis la création de la Réserve en 1784 par Joseph Van Praet (1754-1837), du moins depuis l’établissement d’une politique de conservation du patrimoine matrice de ce principe de Réserve qui n’a désigné ces fonds que bien plus tard.

La rareté, une invention du XVIIIe
Pour ce fils d’une famille d’imprimeurs et de libraires de Bruges, arrivé à Paris en 1779 pour se former aux métiers de la librairie auprès de De Bure, alors le plus grand libraire de livres anciens en Europe, priorité fut donnée, lorsque la Bibliothèque royale le recruta en 1784 comme garde des manuscrits, de mettre à part les livres les plus anciens et les plus rares de ce fonds que les saisies de la Révolution puis de Napoléon doublées de la politique d’acquisition de Van Praet enrichirent. En cinquante ans furent protégés sous sa direction 50 000 volumes conservés au sein de ce qui allait devenir le quadrilatère Richelieu, site historique de la Bibliothèque nationale, réunion du palais Mazarin, de l’hôtel Tubeuf, de la galerie Mansart et des deux anciens édifices de l’ancienne Bibliothèque royale. S’y trouvèrent ainsi rassemblés des volumes remarquables par leurs illustrations, leur reliure à décors, leurs annotations ou par leur impression sur vélin, comme Joseph Van Praet l’avait défini dans une note du 17 avril 1794 adressée au Comité public d’instruction nationale qui évoquait les principes d’acquisition de « monuments typographiques de toute espèce ». L’exclusif n’appartient pas en effet à ce domaine qui touche aux ouvrages particulièrement significatifs dans l’histoire du livre autant dans leur contenu que dans leur forme. Littérature, sciences et savoir-faire s’y côtoient dès la fin du XVIIIe siècle. L’enfer aussi quelque temps plus tard. Ce terme utilisé au XIXe siècle désigne au sein de la Bibliothèque les ouvrages d’auteurs célébrant le sexe et l’érotisme, rassemblés dans cette section, partie intégrante de la Réserve des livres rares. Il rassemble les ouvrages anciens poursuivis, condamnés ou publiés sous le manteau ainsi que des productions contemporaines. « Au cours des vingt dernières années, la Réserve des livres rares s’est enrichie de 11 000 ouvrages entrés par la voie du dépôt légal, par dons ou dations, soit encore par l’acquisition en ventes publiques ou auprès de libraires », souligne Jean-Marc Chatelain. Telle l’édition publiée en 1479 à Lyon par Martin Huss de l’Histoire de Mélusine de Jean d’Arras ou le premier jeu d’épreuves de Jamais un coup de dés n’abolira le hasard annoté et corrigé par Mallarmé (1897), ou encore la maquette destinée à l’imprimeur du Rêve d’une petite fille qui voulut entrer au carmel (1930) de Max Ernst.

Beau livre n’est pas rare
Édition originale de textes majeurs dans tous les domaines comme l’édition la plus ancienne de Pantagruel dont la BnF dispose de l’exemplaire unique ; originaux de quatre albums de Babar de Jean de Brunhoff ; eaux-fortes originales de Pablo Picasso pour des textes de Buffon ou maquette de l’ouvrage Paris 1937 de Brassaï jamais publié : la rareté des livres « dépend de l’intérêt, de l’importance qu’on leur accorde dans l’histoire de l’imprimé », écrit Antoine Coron dans Chroniques, le magazine de la BnF. Et l’ancien directeur du département de la Réserve de livres rares d’évoquer « l’acquisition récente de la brochure sur l’extermination des Juifs d’Europe dans la Pologne occupée par les nazis, publiée à Londres en décembre 1942 par le gouvernement polonais en exil » : « C’est un témoignage aussi capital que modeste d’apparence », dit-il. La rareté des livres de la Réserve n’a rien avoir avec le « beau livre ». Elle tient ici aussi, autre exemple, à une plaquette publicitaire pour les automobiles Renault, à la liste des passages publiée pour les défilés de mode du couturier Christian Lacroix ou à l’affiche jaune annonçant l’exécution à Paris par les Allemands du lieutenant de vaisseau Henri Louis Honoré Comte d’Estienne d’Orves, le 29 août 1941, « celui qui croyait au ciel » opposé à ceux « qui n’y croyai(en)t pas » dans le poème d’Aragon La Rose et le Réséda. « Dans cet esprit, dire d’un livre ou d’un document imprimé qu’il est rare, c’est, en confessant sa puissance de signification (se reconnaître visé par lui), proclamer son caractère unique, non pas en vertu d’un dénombrement, mais au sens de l’“irremplaçable” », rappelle Jean-Marc Chatelain à qui désormais il incombe d’œuvrer à l’enrichissement de la Réserve des livres rares.

« Éloge de la rareté. Cent trésors de la Réserve des livres rares »

Jusqu’au 1er février. Bibliothèque nationale de France – Site François-Mitterrand. Ouvert du mardi au samedi de 10 h à 19 h, le dimanche de 13 h à 19 h. Tarifs : 9 et 7 €. Commissaire : Jean-Marc Chatelain. www.bnf.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°675 du 1 janvier 2015, avec le titre suivant : Dans la réserve des livres rares, le saint des saints de la BNF

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