Musée

Entretien

Christine Bard : « Nous ne faisons pas un musée du politiquement correct féministe »

Historienne

Par Sindbad Hammache · Le Journal des Arts

Le 8 mars 2023 - 787 mots

ANGERS

L’universitaire va créer prochainement avec Julie Verlaine un « Musée des luttes féministes », installé dans la bibliothèque universitaire d’Angers.

Christine Bard. © Laurence Prat, 2016
Christine Bard.
© Laurence Prat

Historienne, professeure à l’université d’Angers, Christine Bard est spécialiste du féminisme. Elle révélait en début d’année le projet du « Musée des luttes féministes » qu’elle porte avec Julie Verlaine, historienne également, et qui a trouvé sa place dans la bibliothèque universitaire d’Angers. De quoi installer un véritable musée, avec un espace permanent et des expositions temporaires, aujourd’hui soutenu par le ministère de la Culture. Christine Bard explique ici la genèse et les orientations.

Quels sont les expériences et modèles, en France ou à l’étranger, qui nourrissent votre réflexion dans la conception de ce musée ?
J’avais déjà porté un projet de musée des femmes en 2001-2002. Le projet était accepté par la Mairie de Paris, mais rien ne s’est passé. Une seconde étape importante a été la création de Musea [musée en ligne consacré à l’histoire du féminisme, créé par Christine Bard en 2004]. Quand la chercheuse Julie Botte a fait sa thèse sur les musées de femmes dans le monde, Musea était le seul identifié en France ! De notre côté, nous ne proposons pas tout à fait un « musée de femmes », mais un musée qui a pour objet les féminismes. Nathalie Clot – directrice des bibliothèques de l’université d’Angers, et en charge de la préfiguration du musée – a identifié deux modèles : la Glasgow Library et l’atelier de l’histoire à la bibliothèque contemporaine de Nanterre.

Ce musée à l’ambition nationale ne sera pas à Paris, mais à Angers. Est-ce une question d’opportunité ?
Il y a un écosystème très favorable à Angers avec, entre autres, le Centre des archives du féminisme qui y sont établies depuis plus de vingt ans et qui forment la base de notre collection. Au départ, il y a une volonté de valoriser ces archives. À notre grande surprise, nous avons reçu de nombreuses demandes de visite des archives, qui ne sont finalement que des documents dans des boîtes. Nous y avons accueilli des visiteuses émues aux larmes devant des documents authentiques… Cela a été le vrai point de départ. Puis la seconde étincelle a été la tribune de la magistrate Magali Lafourcade dans les colonnes du Monde, en avril 2022 – elle ne nous connaissait pas alors – qui évoquait un musée du féminisme. C’était le bon moment, il fallait foncer.

Léon Fauret (1863-1955), Madame Maria Vérone à la tribune, 1910, 76 x 60 cm, huile sur toile © AFéMuse
Léon Fauret (1863-1955), Madame Maria Vérone à la tribune, 1910, 76 x 60 cm, huile sur toile.

L’association de préfiguration (Afémuse) a d’ores et déjà lancé une campagne participative pour acquérir une œuvre. À quoi ressembleront les collections de ce musée ?
Cette campagne de financement est très importante pour nous : il s’agit d’acquérir une œuvre de Léon Fauret, Mme Maria Vérone à la tribune (1910), seule œuvre picturale présentant une scène féministe. Le financement participatif a très bien marché, la somme a été atteinte en à peine quinze jours ! Dans le parcours permanent, elle sera évidemment mise en valeur. La leçon de l’exposition « Parisiennes citoyennes » du Musée Carnavalet qui a fermé ses portes fin janvier, c’est que les œuvres d’art apportent énormément dans un musée d’histoire. On ne peut pas séparer les deux, et l’histoire visuelle des luttes féministes, c’est le sujet qui va me passionner dans les années qui viennent. Il faut aussi provoquer la délectation du public, en écoutant, visionnant, regardant… Nous sommes entrés en contact avec des artistes féministes, qui pourrait nous soutenir par des dons, et nous lancerons des collectes pour chaque exposition, en recueillant des objets contemporains : 
banderoles, badges, collages, photographies. Bien sûr, il y aura des pièces agréables, mais il faudra aussi sublimer des documents assez modestes des archives. Les femmes ont moins de moyens, moins d’influence, les choses sont souvent bricolées : ce caractère fragile, éphémère des luttes, il faudra le faire comprendre dans la scénographie.

Les luttes féministes cristallisent aussi des débats violents. Comment se positionnera le musée dans ce contexte parfois hostile ?
Le féminisme a toujours été combattu, c’est une bataille âpre. Le sujet reste aujourd’hui conflictuel : on le traite avec une certaine distance en tant qu’universitaires, mais le musée peut être interprété comme un lieu de propagande. Il y aura des questions de sécurité, comme nous en avons l’habitude depuis quelques années lorsqu’on organise des colloques sur les études de genre, qui sont dans le viseur d’adversaires bien organisés. Il faut affronter la situation et ne pas renoncer à ce projet. Quand on crée un musée des féminismes, on le fait bien sûr avec l’espoir de participer 
à la transformation du monde, des valeurs sur lesquelles nous fondons notre mode de vie. Il y a une démarche citoyenne, politique au sens noble. 
C’est aussi un vrai travail d’historienne et de contextualisation qu’il faut mener, pour montrer au public d’aujourd’hui à quoi ressemblaient les féminismes d’hier. Nous ne faisons pas un musée du politiquement correct féministe, il faut assumer toutes ces facettes.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°606 du 3 mars 2023, avec le titre suivant : Christine Bard : « Nous ne faisons pas un musée du politiquement correct féministe »

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