Othoniel - Le soufre de l’enfance

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 23 mars 2011 - 1545 mots

L’artiste aux colliers de verre s’offre une rétrospective mid-career au Centre Georges Pompidou. L’occasion d’élucider une œuvre parfois critiquée mais séduisante et labile, travaillée par l’absence et la métamorphose.

C'est une petite photographie en noir et blanc, 4,6 x 6,7 cm : au centre de l’image, un personnage en aube blanche, saisi de trois quarts. Entre spectre dansant et évanouissement, il semble comme dévaler un talus et s’enfoncer irrésistiblement vers l’arrière-plan, muré par un barrage. Cet Autoportrait en robe de prêtre, Jean-Michel Othoniel se l’est choisi comme image fondatrice. Première œuvre validée par l’artiste et première œuvre ouvrant le parcours de son exposition au Centre Pompidou. Une matrice à dégoupiller avec précaution. On est en 1986, Othoniel a vingt-deux ans, beau comme un astre, étudiant discret à l’école d’art de Cergy-Pontoise. En bandoulière, la blessure aussi béante que secrète d’un amour tragiquement disparu. La petite photo prend alors la forme d’un autoportrait en forme de révélateur d’absence.

Première hypothèse à l’œuvre à Beaubourg, celle d’un univers qui s’originerait dans le deuil et l’autoportrait et trouverait finalement consolation – résurrection ? ­– dans la beauté glorieuse du verre coloré. De cette minuscule tentative d’apparition en noir et blanc, jusqu’aux lourds et séduisants enlacements de colliers de verre auto-portés. En sous-texte de l’œuvre, une seule ligne poétique qui maintiendrait un double mouvement de résistance et d’aspiration au dévoilement de soi. 

Sculptures de soufre, de cire, de verre, peintures au phosphore ou aquarelles, Othoniel remet de l’ordre dans son œuvre. Ou plutôt, la cristallise, lui donne un nom et des origines. « Une œuvre hantée par la blessure, mais offerte comme une cicatrice, analyse la commissaire de l’exposition Catherine Grenier, une œuvre nourrie à la source de ses émotions intimes mais jamais narrative ni directement autobiographique, une œuvre enfin qui conjugue la vie et la mort, la réussite et l’échec, la séduction et la répulsion, dans une quête infinie de réconciliation ». 

La fragilité de l’œuvre
Acte I, scène 2. Encore étudiant, Othoniel rencontre Sophie Calle. En 1988, elle visite son atelier et, séduite, propose un troc d’œuvres au jeune artiste. C’est l’Autoportrait en robe de prêtre qu’elle choisit. Choix inaugural donc. Ainsi baptisé, Othoniel s’élit rapidement une famille d’artistes, Boltanski, Messager, Bourgeois, Calle ou encore González-Torres, rencontré à New York... Mémoire du corps, absence, secrets, le petit théâtre de l’intime se met en place. 

Il bricole alors des œuvres au bord de l’invisible, fragiles installations avec plaques photographiques, images fantomatiques, papillons épinglés au mur, traces de corps absents, chenille chauffée sous une plaque prenant le temps de l’exposition comme temps de métamorphose. Des œuvres comme en attente, peinant à révéler une forme ou une présence. Moins contre-proposition au conceptuel sec et « tartines figuratives » alors en cours, que sillon creusé en solitaire. « Des individualités comme Sophie Calle et Annette Messager m’ont préparé le terrain, reconnaît-il. Je suis arrivé à un moment où la peinture montrait ses muscles. Sans doute mes travaux ont-ils joué avec ça, comme une tentative pour dégonfler cette puissance à l’œuvre. »  

Soufre, souffrir, souffreteux
Même chose quand apparaît la sculpture à la toute fin des années 1980. « J’ai toujours eu beaucoup de mal, plaide-t-il, avec l’exaltation du masculin chez Rodin, chez Picasso où il n’y a pas d’espace pour d’autres qu’eux-mêmes. » Pour l’entrée en sculpture d’Othoniel, le matériau s’avancera donc masqué. Ni glorieux, ni héroïque. Ce sera le soufre, jaune sale, un poil repoussant, mais portant en lui la magie de la transformation. Il le découvre en travaillant sur les matières photosensibles. « C’était un matériau vulgaire, justifie-t-il, mais qui en même temps, parce qu’il était lié au volcan, me faisait fantasmer. Et puis surtout (…) le mot soufre permettait des associations très poétiques : soufre, souffrir, souffreteux, sulfureux... » 

En résultent des œuvres poudreuses d’abord, flirtant avec le sublime, la corrosion et de nouvelles promesses de métamorphose, avant de stabiliser une technique inédite de soufre solide. Premier essai en 1989 avec L’Âme moulée au cul, petite coque bombée, jaune et lustrée, entre objet abstrait et évocation...sulfureuse. En fait, le simple moulage d’un cul de bouteille. 

Si l’épisode soufré inaugure une nouvelle séquence de recherche, elle met encore le doigt sur la question de la production de l’œuvre : Jean-Michel Othoniel partage, échange des compétences, travaille avec le monde de l’industrie, apprivoise une technique et commence à mettre en place une économie nouvelle. Un territoire de production qui deviendra décisif avec le travail du verre. 

Pour l’heure, on est en 1992 et le jeune homme de 28 ans est projeté sous les feux de la rampe à la Documenta de Kassel. Les sculptures jaune beurre prennent des formes organiques, morcèlent les corps, jouent avec les orifices, anus, bouche, œil, les creux, le négatif. Dans les moulages, des yeux de verre, un doigt, on entre, on sort, on retourne, on traverse. Et toujours des formes incertaines, morcelées, impures, arrachées à la matière. Comme cet Hermaphrodite, ultime soufre moulé en 1993. Prenant la pose de la fameuse sculpture du Louvre, Othoniel traverse une grande masse de glaise, avant de mouler son empreinte – corps absent – avec du soufre en fusion. Nouvel autoportrait au bord de la disparition.  

Le verre, scission critique
Au milieu des années 1990 s’impose le matériau qui fera sa signature... Cette fois, ce sera le verre, après le choc de la visite des ateliers de Murano. Le moment est venu pour Othoniel de préciser un univers poétique apaisé, réconfortant. « Réconcilié », assure Catherine Grenier. D’abord noir, sombre, vénéneux, alchimique, archaïque, lorsqu’il obtient la précieuse obsidienne, le verre s’abandonne lentement au merveilleux, au translucide, au miroitement et à la polychromie, lorgne du côté du baroque et de la parade, se fait collier, sein, opale, s’enroule, se réfléchit, s’érige, se traverse et désigne une fois encore les corps absents. Othoniel veut retisser du désir. 

Aux verriers, il demande de forcer et conserver l’erreur, ce que dans leur jargon, ils appellent blesser le verre avant de le travailler. « Je voulais rendre compte de la violence du processus de transformation », assure-t-il. À chaque production, à chaque perle, son impureté, sa « cicatrice ». « Mon travail était critiqué parce qu’il était trop beau, analyse-t-il déjà aux Beaux-Arts. Ce qui m’avait amené à réagir, en faisant par exemple des sculptures en aveugle, ou en utilisant des giclées de soufre. Mais malgré ces gestes radicaux, la beauté était là. Ça n’était pas de mon fait, ça  »sortait » comme ça. Petit à petit je me suis aperçu que je ne pouvais échapper à cette beauté, que malgré toutes les esquives, j’y revenais toujours. » 

De là, une forme de mésentente avec la critique française, sans doute rétive à cette séduction immédiate, disponible, rassurante. Une facilité pointée à mesure que les perles augmentent leur matérialité, leur échelle et leurs procédés de fabrication.  

Un univers plus ouvert que clos
En 2000, Othoniel persiste et signe Le Kiosque des noctambules, jeu de coupoles et de guirlandes placé à l’entrée du métro Palais-Royal, entre passage secret, chapelle et dais baroquisant. Il lui assure la notoriété auprès du grand public, des collectionneurs, et consolide son univers. « Il peut sembler clos, concède l’écrivain Marie Desplechin, avec qui il signe un livre à l’occasion de l’exposition. Mais c’est en fait un univers ouvert, qui se rend volontairement poreux, par les voyages, par la parole, par l’économie. À la différence de nombreux artistes,  Jean-Michel est quelqu’un qui n’est pas en danger de l’autre. »  Là où les États-Unis admettent le versant politique lorsqu’il suspend des colliers dans les arbres à La Nouvelle-Orléans ou surplombe une barque d’immigrants d’une gloriette perlée et flamboyante, d’autres y voient l’épuisement d’un système décoratif. 

À la recherche de l’enfance
Maintenant que les lourds colliers glissent vers une abstraction monumentale, s’érigent en lasso, lacet, nœud verticalement autoportés, c’est au corps du spectateur que les œuvres se rendent disponibles. Un appel au corps. « J’ai toujours été angoissé par les objets morts, par le côté mort des œuvres d’art », confesse-t-il. L’obsession – la hantise ? – de la métamorphose et de la transmutation de l’artiste pourrait bien y trouver son origine. 

Et lorsqu’avec Marie Desplechin, il ramène son enfance à la surface, elle/il écrit: « Comme beaucoup d’autres, j’ai pensé dans mon enfance que je n’étais pas l’enfant de mes parents. J’imaginais […] qu’une personne inconnue viendrait me chercher pour me révéler mon destin. Qu’elle me sauverait de cette vie qui n’était pas vraiment la mienne. Mais plus tard […], j’ai compris que l’inconnu que j’attendais dans mon enfance, c’était moi. Je suis l’adulte qui revient aujourd’hui chercher l’enfant d’autrefois, qui lui révèle qui il était et de quelle matière réelle étaient constitués ses rêves. »

Repères

1964 Naissance à Saint-Étienne (42)

1992 Documenta de Kassel.

1993 Othoniel introduit le verre dans son travail. Sa rencontre avec le maître verrier Oscar Zanetti à Murano sera marquante.

1996 Résident à la Villa Médicis, il suspend ses colliers de perles géantes dans les jardin de la Villa.

2000 Transforme l’entrée de la station de métro Palais Royal en Kiosque des noctambules.

2004 À l’occasion de l’exposition « Contrepoint », il investit les salles du Louvre.

2007 Commande publique du « Confident » pour le tramway de Nice.

2011 Exposition « My Way » au Centre Pompidou.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Jean Michel Othoniel, My Way ». Centre Pompidou. Jusqu’au 23 mai 2011. Tous les jours sauf mardi, de 11 h à 21 h. Tarifs : 8 à 12 euros. www.centrepompidou.fr.

Verre vénitien. Omniprésentes dans l’œuvre d’Othoniel, les perles géantes en verre de Murano (petite île vénitienne) s’assemblent en colliers ou en architectures féeriques. La tradition de Venise, loin d’être seulement touristique, fascine les artistes contemporains par ses textures et couleurs. La preuve en est avec l’exposition « Verre à Venise, 3 artistes, 3 visions » aux Arts Décoratifs. Elle présente les créations de Cristiano Bianchin, adepte des contrastes : Yoichi Ohira, qui explore l’élégance du matériau, et de Laura de Santillana, qui témoigne de la vitalité du verre vénitien. Jusqu’au 4 septembre 2011. www.lesartsdecoratifs.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°634 du 1 avril 2011, avec le titre suivant : Othoniel - Le soufre de l’enfance

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