Giacometti, l’humanité absolue

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 1 janvier 2006 - 838 mots

La guerre a changé le regard de Giacometti sur le monde. Avec L’homme qui marche, le sculpteur aspire à représenter l’homme universel plutôt qu’un individu particulier.

De toutes les figures qu’il a sculptées, celle de L’homme qui marche est la plus connue, elle est aussi la plus puissante parce que la plus simple et la plus évidente. Quelque chose d’une origine y est à l’œuvre qui en fait une figure générique. Jean-Paul Sartre ne s’y est pas trompé et il le dit d’emblée dans « La recherche de l’absolu », le très beau texte qu’il a consacré au sculpteur dans Les Temps Modernes en janvier 1948 : « Il n’est pas besoin de regarder longtemps le visage antédiluvien de Giacometti pour deviner son orgueil et sa volonté de se situer au commencement du monde. » De fait, Giacometti œuvre comme s’il était le premier à vouloir faire la figure de l’homme, comme s’il ne cherchait rien d’autre qu’à représenter l’homme tel quel, sans considération culturelle aucune.
« Les hommes et les femmes des sculptures de Giacometti ne sont pas des symboles », note pour sa part James Lord dans le premier numéro de L’Œil en 1955. « Ils sont aussi réels pour nous – poursuit-il – que, par exemple, les habitants d’un pays que nous n’avons jamais visité et à la réalité desquels nous devons croire pour rester convaincus de la nôtre. » Force est de le constater, les figures d’Alberto nous sont tout à la fois étranges et familières.
Il nous semble les reconnaître alors même qu’elles nous sont inconnues. Sans doute est-ce parce que nous partageons avec elles le même espace et que, comme l’a écrit le poète Jacques Dupin : « Sculpter un homme qui marche, c’est aussi en un sens représenter l’espace agité, modifié par le passage du marcheur. » Or cet espace-là est aussi le nôtre quand bien même rien n’est moins sûr qu’on y rencontre le marcheur de Giacometti.

Des sculptures exécutées de mémoire
Avec cette figure de L’homme qui marche, Giacometti inaugure en 1947 un nouveau style. Insatisfait des résultats jusque-là obtenus, il rompt avec la pratique d’une sculpture d’observation, en contact direct avec le modèle, telle qu’il la poursuivait depuis une dizaine d’années et se met à travailler ses sculptures, de mémoire. En étirant à l’extrême ses figures, il les rend filiformes et finit par en faire comme un dessin dynamique dans l’espace.
Si le thème de la marche n’est pas innocent de sa prise de conscience du « merveilleux » dans le fait de marcher après l’accident qu’il avait eu en 1938 et qui lui avait laissé une légère claudication, il est surtout emblématique d’une image de l’homme universel nouvellement en marche après les désastres de la Seconde Guerre mondiale.
La figure de la « femme debout » que Giacometti crée dans le même moment et qu’il déclinera pareillement jusqu’à cette magnifique série des Femmes de Venise présentées à la Biennale en 1962 procède de la même volonté de l’artiste de restituer une présence absolue. Hiératiques et monumentales, leurs pieds rassemblés dans une unique gangue matérielle, le torse inscrit dans un cadre rectangulaire, elles dressent hautement leur silhouette.
À l’instar des sculptures masculines, les féminines présentent cette même qualité suprême qu’a formulée Jean Genet dans son Atelier de Giacometti quand il écrit que l’artiste a su « écarter ce qui gênait son regard pour découvrir ce qui restera de l’homme quand les faux-semblants seront enlevés. »

Une signification existentielle
Les silhouettes de Giacometti sont toutes hors temps. Tel Homme qui marche sous la pluie (1948) a beau renvoyer à la photographie que Cartier-Bresson a prise de l’artiste traversant la rue d’Alésia, tel Chien (1951) errant a beau être, de l’aveu même de ce dernier, à sa propre image, il n’est jamais question de ressemblance. Les sculptures de Giacometti ont toutes une signification existentielle. C’est ce qui leur confère « cet air à la fois doux et dur, d’éternité qui passe », comme l’a écrit encore Genet.
Fortes d’une référence à l’art égyptien qui évoquait ainsi la différence des sexes, les figures de L’homme qui marche d’une part, des Femme(s) debout de l’autre, sont à l’écho de l’humaine nature. « Le problème fondamental de Giacometti est de démontrer – note encore James Lord – que le pouvoir de la sculpture a toujours été de représenter la figure humaine, en dépit du manque de sens que peuvent présenter les particularités individuelles de celle-ci. » L’art de Giacometti est
essentiellement requis par l’humain et ce jusque dans la façon qu’il a de pétrir ses figures.

Biographie

1901 Naissance à Borgonovo dans les Grisons en Suisse. 1920-1921 Nombreux séjours en Italie : Venise, Florence, Rome… 1922 Après des études à l’école des Beaux-Arts de Genève, il fréquente l’atelier Bourdelle de la Grande Chaumière à Montparnasse. 1934 Il est expulsé du groupe surréaliste qu’il fréquentait depuis une dizaine d’années. 1949 Mariage avec Annette Arm qui sera désormais sa muse. 1962 Grand Prix de la sculpture de la Biennale de Venise. 1965 Malgré sa santé défaillante, il part exposer au Museum of Modern Art de New York. 1966 Décès à la suite d’un cancer dans un hôpital suisse.

Autour de l’exposition

Informations pratiques L’exposition « La Sculpture dans l’espace » présente entre autres neuf œuvres de Giacometti et a lieu dans la chapelle rénovée du musée Rodin du 17 novembre au 26 février 2006. Tous les jours sauf le lundi, de 9 h 30 à 16 h 45. Tarifs : 7 et 5 €. Musée Rodin, 77 rue de Varenne, Paris VIIe, tél. 01 44 18 61 10. Cf. L’œil n° 575.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°576 du 1 janvier 2006, avec le titre suivant : Giacometti, l’humanité absolue

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