Société

LONDONDERRY

Irlande du nord, l’art pour thérapie

Capitale de la culture 2013 du Royaume-Uni, Londonderry est plus connue pour ses troubles politiques que pour ses artistes, pourtant bien déterminés à changer l’image de la ville.

Par Cécilia Delporte · L'ŒIL

Le 18 octobre 2013 - 1462 mots

DUBLIN / IRLANDE DU NORD

Si chaque ville a son histoire, celle de Londonderry est particulièrement mouvementée. C’est ici que se sont déroulés les troubles du « Bloody Sunday », le « Dimanche sanglant », il y a de cela quarante et un ans.

Une explosion de violence résultant d’un long désaccord entre républicains catholiques, soucieux de leur indépendance, et unionistes protestants faisant allégeance à la Couronne britannique, depuis le partage de l’île en 1922. Cette séparation douloureuse fait partie de l’héritage culturel de cette cité d’Irlande du Nord, pourtant célébrée Capitale de la culture du Royaume-Uni, et ce jusqu’à la fin de l’année. Symbole d’une volonté d’enterrer définitivement la hache de guerre, alors qu’un traité de paix a été signé en 1998 ?

Au détour  d’une rue, on peut apercevoir les derniers témoignages de ce conflit historique, en pénétrant dans ce qui fut l’un des plus anciens quartiers protestants. Le drapeau de l’Union Jack flotte au vent alors que des messages de protestation peints sur les murs sont encore visibles. « Les loyalistes de la rive ouest de Londonderry toujours assiégés, pas de reddition », peut-on lire, en lettres blanches, sur l’un des bâtiments. Une phrase chargée de sens, puisqu’elle renvoie au siège de 1689, lorsque les Orangistes [protestants, ndlr] refusèrent de se soumettre aux Jacobites [catholiques, ndlr]. « C’est toute la force de la ville, explique l’une des guides touristiques de Londonderry. Nous conservons des traces de notre passé pour mieux aller de l’avant. »  À commencer par le nom même de la ville, qui connaît encore aujourd’hui deux appellations distinctes : Derry et Londonderry. C’est au XVIIe siècle qu’elle fut rebaptisée Londonderry par les corporations venues de Londres, soucieuses de mieux s’y imposer. Les deux noms ont depuis été adoptés par les habitants, bien que Londonderry reste l’appellation officielle.

« Mes tableaux veulent inciter au débat »
Accepter son passé, tout en changeant d’image, c’est bien l’enjeu de la deuxième ville d’Irlande du Nord. Un travail de mémoire doublé d’un virage marketing qui n’est pas sans rappeler le chemin parcouru par Liverpool en 2008, laquelle avait connu un bel élan grâce à son statut de Capitale européenne de la culture. En s’enfonçant dans Derry, par ses rues bordées de maisons mitoyennes en briques rouges qui nous mènent jusqu’au Bogside, on découvre l’endroit le plus émouvant de la ville. De grandes fresques, peintes sur les murs du quartier, retracent les affrontements ayant opposé les habitants à la police royale d’Ulster. « Vous entrez maintenant dans le Derry libre », peut-on lire en s’approchant du portrait d’une écolière, Annette McGavigan, tuée à l’âge de 14 ans par un soldat britannique. La liste des victimes du Bloody Sunday est affichée un peu plus loin sur un large monument commémoratif.
Cette douloureuse histoire reste abondamment évoquée aujourd’hui par de nombreux artistes, qui ont puisé leur inspiration au cœur de ces affrontements. « J’ai grandi en colère face à cette situation politique qui semblait ne jamais avoir de fin, explique Seán Hillen, un artiste irlandais connu pour ses collages autour du Bloody Sunday. Je me suis lancé très jeune dans la création artistique avec pour volonté de m’adresser directement au public, en proposant un discours différent de celui des médias et des autorités publiques. Avec mes tableaux, je ne veux pas imposer mes idées mais inciter au débat. »

L’un des photographes les plus iconiques de la ville est sans conteste Willie Doherty, qui a su capturer, toujours avec retenue, ces moments si poignants. Nominé à deux reprises pour le Turner Prize, en 1994 et 2003, invité aux quatre coins de la planète, il est régulièrement exposé dans les différents espaces culturels de Derry, dont la Gordon Gallery, l’une des plus anciennes galeries privées de la cité. Ce lieu très actif propose d’ailleurs chaque mois de nouvelles installations, peintures et sculptures, en mettant aussi l’accent sur les jeunes talents. Cette résurgence de l’histoire récente dans la culture contemporaine est particulièrement saisissante dans les œuvres de Victor Sloan, un peintre originaire d’Irlande du Nord. « Mon travail a eu une fonction thérapeutique. J’ai essayé de reproduire les sons, les odeurs du passé, ainsi que les différentes formes de violence que j’ai vécues pour mieux rendre compte de cette réalité bouleversante. Regardez mon travail et vous y verrez ma vie. » 

Etre « capitale » afin  d’apaiser les tensions
Située au cœur de Derry, la Patrick Street est l’une de ses artères les plus animées. Elle regroupe plusieurs sites culturels, dont la Shirt Factory, une ancienne usine de tee-shirts réaménagée en centre d’exposition. C’est l’artiste Rita Duffy, originaire d’Irlande du Nord, qui revisite actuellement ce lieu chargé d’histoire. Ses installations utilisent des machines à coudre, des draps en coton ou encore de vieux mannequins, disposés dans ce large hangar désaffecté. Elle y évoque et rend hommage aux femmes qui ont travaillé dans cette industrie jusque dans les années 1950, dix ans avant l’apparition des premiers troubles politiques dans le pays.

Quelques mètres plus loin se dresse la Void Gallery, autre espace dédié à l’art contemporain. L’un des derniers artistes à y avoir exposé est Andrei Molodkin, un plasticien russe vivant à Paris. Son installation, intitulée Catholic Blood, a suscité beaucoup d’intérêt dans la presse irlandaise lors de sa présentation en mai dernier. Andrei Molodkin a souhaité revenir sur l’histoire de la ville en utilisant du sang catholique en guise de matériau. « Cela n’a pas été facile de montrer cette œuvre à Londonderry, car elle évoque un sujet très sensible, explique-t-il. Nous avons pris un risque, mais nous sommes satisfaits de l’accueil reçu, aussi bien de la part de la presse que du public. » Beaucoup d’habitants ont réagi à cette œuvre, certains la jugeant « trop décomplexée face à une histoire encore très présente dans les mémoires ». Les tensions passées hantent donc toujours les esprits, comme en témoigne l’une des statues les plus emblématiques de la ville. Cette œuvre très émouvante, réalisée en 1992, met en scène deux hommes se tendant la main : leurs mains se frôlent sans pour autant se toucher. Intitulée Hands Across The Divide, cette statue incarne le désir profond de réconciliation entre les catholiques et les protestants. Le chemin reste encore long pour Derry, qui devrait profiter de son titre de Capitale de la culture du Royaume-Uni pour faire évoluer les mentalités.

En compétition avec Sheffield, Birmingham et Norwich, la ville a su séduire par la vitalité de ses propositions culturelles. Ces investissements, telles les rénovations du Guildhall et du Tower Museum, demeurent toutefois modestes par rapport à d’autres métropoles lauréates de ce précieux sésame, car la cité chantée par le groupe de rock U2 est de taille moyenne : ses moyens ne sont pas ceux de Marseille ou de Glasgow. La décision du comité de sélection semble ainsi plus politique que culturelle, comme l’explique l’un des galeristes de la ville. « Le comité a souhaité saluer les tentatives d’apaisement initiées ces dernières années en offrant à Derry une plus grande exposition médiatique. » De fait, les offices de tourisme de l’Irlande du Nord comme du Sud ont désormais uni leurs forces pour promouvoir ensemble la destination auprès des étrangers. « Cela fait partie des efforts entrepris pour consolider la paix. Et c’est un succès : les touristes apprécient beaucoup l’Irlande du Nord, qui est restée très préservée, authentique, car longtemps isolée du reste de l’île », observe Anne Zemmour, en charge de l’Office de tourisme de l’Irlande à Paris.  

Capitale de la culture, un enjeu touristique majeur pour derry


De ce titre, Londonderry devrait retirer des bénéfices économiques, notamment en matière touristique, de manière pérenne. Plus de trois mille emplois devraient être créés d’ici à la fin de l’année, selon les premières estimations. Les artistes seront également les grands bénéficiaires de cette année culturelle, sur le plan de la visibilité comme des moyens. « L’argent versé pour le titre de Capitale de la culture est une opportunité formidable pour les artistes exposés, confirme le peintre Victor Sloan. L’organisation du Turner Prize à Londonderry devrait également attirer des visiteurs du monde entier. » L’exposition autour du prestigieux trophée sera organisée du 23 octobre au 5 janvier, une période suffisamment longue pour attirer les amateurs dans la ville. Londonderry devrait enfin en profiter pour élargir au-delà de la Grande-Bretagne son attractivité touristique comme son rayonnement médiatique. Les hôtels de la ville ont été occupés en mai dernier à 81 %, une première dans l’histoire de la deuxième ville d’Irlande du Nord, comme le souligne l’Office de tourisme de Londonderry. Si certains politiques regrettent une communication européenne en demi-teinte de la part des autorités municipales, les efforts de la cité en matière culturelle semblent au rendez-vous. Elle a encore quelques mois pour attirer un public de curieux et pour communiquer davantage sur ses différentes manifestations culturelles.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°662 du 1 novembre 2013, avec le titre suivant : Irlande du nord, l’art pour thérapie

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