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BEAU LIVRE

La collection « confisquée » de Theodor Ahrenberg

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 14 janvier 2020 - 664 mots

En consacrant un livre à son père, Staffan Ahrenberg, le propriétaire des éditions Cahiers d’art, entend réhabiliter le collectionneur dont l’État suédois avait saisi les œuvres il y a cinquante ans.

Carrie Pilto et Monte Packham, Une vie avec Matisse, Picasso, le Corbusier, Christo…, Teto Ahrenberg & ses collections, Flammarion, 2019
Carrie Pilto et Monte Packham, Une vie avec Matisse, Picasso, le Corbusier, Christo…, Teto Ahrenberg & ses collections, Flammarion, 2019

Au début des années 1960, Le Corbusier dessina un musée privé pour un collectionneur suédois : un pavillon sur pilotis qui devait être implanté dans le port de Stockholm et relié par une passerelle au quai de Mälarstrand. Les permis de construire avaient été délivrés. Theodor « Teto »Ahrenberg, le commanditaire, souhaitait y présenter les œuvres de sa collection. Celle-ci, constituée d’un millier de pièces environ, était suffisamment importante pour avoir éveillé l’intérêt du directeur du Musée d’art moderne, Jean Cassou, qui souhaitait la montrer à Paris. Outre des éditions d’Henri Matisse et de Pablo Picasso, la collection Ahrenberg comportait des peintures de Georges Braque, Juan Gris, Georges Rouault, Serge Poliakoff, mais aussi des toiles de Hans Hartung, Pierre Soulages, Zao Wou-Ki, des compositions de Roberto Matta, Jesús-Rafael Soto, Victor Vasarely… Cependant, le bâtiment destiné à l’abriter ne vit jamais le jour, car cette collection fut confisquée par l’État suédois. Un cas unique.

En 1962, tandis que Theodor Ahrenberg, alors directeur des ventes de la Fédération économique du gaz et des cokes (Gokef), séjourne en Suisse, la police se présente à son domicile de Stockholm pour mettre ses biens sous séquestre. Le gouvernement suédois l’accuse, en effet, de fraude fiscale. La Suède, d’obédience sociale-démocrate, traque impitoyablement toute forme d’enrichissement personnel. Theodor Ahrenberg, très critique envers la politique culturelle de cet « État-providence », s’est aussi attiré des inimitiés haut placées, entre autres celle de Pontus Hultén, le directeur du Moderna Museet – qui fut plus tard le premier directeur du Centre Pompidou.

Sans communiquer le montant du redressement fiscal exigé, l’État décide de mettre à l’encan l’ensemble de la collection Ahrenberg. Trois ventes aux enchères ont lieu, sans publicité, ni catalogue, entre 1963 et 1967. Les amateurs du monde entier accourent. En 1968, c’est sur adjudication privée que deux chefs-d’œuvre, l’Apollon de Matisse (1953) et Nu dans un fauteuil à bascule de Picasso (1956), sont cédés au marchand d’art suisse Ernst Beyeler. En tout, les ventes auraient rapporté 4,5 millions de couronnes. Ahrenberg, redevable de 3,5 millions, fut remboursé de la différence.

À la recherche des œuvres
Carrie Pilto et Monte Packham, Une vie avec Matisse, Picasso, le Corbusier, Christo…, Teto Ahrenberg & ses collections, Flammarion, 2019
Carrie Pilto et Monte Packham, Une vie avec Matisse, Picasso, le Corbusier, Christo…, Teto Ahrenberg & ses collections, Flammarion, 2019

L’histoire de cette collection démantelée, Staffan Ahrenberg, le fils aîné de Theodor, tenait à la raconter. Et surtout, tâche plus délicate, à la documenter. Elle fait aujourd’hui l’objet d’un beau livre richement illustré, dont « chaque image renvoie à une œuvre qui a figuré ou figure dans la collection », précise-t-il. L’entreprise, fastidieuse, a pris une dizaine d’années. Carrie Pilto, ex-directrice du Musée Matisse de Cateau-Cambrésis, en a assuré la direction scientifique. Faute d’inventaire établi, il a fallu comparer des photos, activer les réseaux, mener l’enquête. Certains tableaux identifiables sur des documents d’époque, telle cette grande toile de Zao Wou-ki Et la terre était sans forme (1956-1957), ont été repérés dans des ventes aux enchères. D’autres ont intégré les fonds de musées, qui ne mentionnent même pas leur provenance. L’Algue blanche sur fond rouge et vert, un superbe papier découpé de Matisse, se trouve quant à lui à la fondation Beyeler, à Bâle. « Il était dans ma chambre quand j’étais enfant », se souvient Staffan Ahrenberg.

Le propriétaire de Cahiers d’art songe à donner une suite à cet ouvrage, sous une forme qui reste à définir. Son père a continué à acquérir des œuvres jusque dans les années 1980, et cette partie de la collection est désormais la sienne. Restent aussi les souvenirs. Il montre sur l’écran de son téléphone la version numérisée d’une vidéo amateur tournée au début des années 1960. On l’y voit, en culottes courtes, assis sur les genoux de Picasso, un ami de la famille. Ironie du sort ? Jusqu’en février prochain, le National Museum de Stockholm diffuse en boucle ce petit film d’archive dans le cadre d’un hommage à Agnes Widlund, grande galeriste suédoise qui conseilla Theodor Ahrenberg dans ses choix, dont ce livre permet d’apprécier la pertinence.

Carrie Pilto et Monte Packham, Une vie avec Matisse, Picasso, le Corbusier, Christo…, Teto Ahrenberg & ses collections,
Flammarion, Paris, 2019, 372 pages, 60 €.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°536 du 3 janvier 2020, avec le titre suivant : La collection « confisquée » de Theodor Ahrenberg

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