Un déraisonnable marché du design ?

Par Roxana Azimi · L'ŒIL

Le 1 janvier 2004 - 2074 mots

Le design imprègne tant notre quotidien qu’on ne sait plus trop ce que le terme recouvre. Des années 1950 aux créations actuelles, l’engouement a pris des proportions ahurissantes. Après une surchauffe observée ces cinq dernières années, le marché s’est assagi.

Le marché des meubles des années 1950 s’est structuré vers la fin des années 1970 sous l’impulsion d’une petite poignée de marchands comme Alan Grizot, Philippe Jousse et François Laffanour. Ces fureteurs dénichaient les meubles alors discrédités. Philippe Jousse se rappelle avoir acquis en 1979 une table de Jean Prouvé pour 300 francs chez Emmaüs. Alan Grizot achète pour 3 500 francs auprès du Crous sept tables éclairantes de Jean Prouvé et Charlotte Perriand conçues pour une maison de la rue Saint-Jacques. En 1985, il en revend deux, chacune pour 50 000 francs, au galeriste suisse Bruno Bischofberger. Dans la vente jalon du Regard d’Alan en 1991 sous le marteau de Jean-Claude Binoche, une table éclairante est préemptée pour la somme de 175 000 francs. Dans la même vente, une bibliothèque, pour la maison de la Tunisie réalisée par le duo Prouvé-Perriand à la Cité universitaire, était achetée pour 69 000 francs par Beaubourg. Alan Grizot avait échangé les quarante exemplaires contre d’autres bibliothèques pour une valeur de 80 000 francs. Une de ces bibliothèques a été adjugée 350 000 francs en mai 2001 chez Tajan. Le prix se situe aujourd’hui plutôt autour de 30 000 euros. En dix ans, certaines valeurs ont décuplé, parfois de manière déraisonnée pour des modèles courants. Entre 1998 et 2001, les lampadaires simples de Serge Mouille bondissaient de 1 500 à 18 000 euros.

Sur les brisées des années 1950, le design sixties et seventies s’impose tout doucement, d’abord dans ses digressions en plastique coloré version Joe Colombo et, depuis peu, dans les déclinaisons en verre et métal de Roger Tallon ou Michel Boyer. L’engouement pour cette période est toutefois moins outrancier que pour la décennie précédente. Les objets restent encore très accessibles car ils relèvent principalement de la production industrielle. « Le Pop, ça n’a duré vraiment que cinq ou six ans. Beaucoup de pièces sont fragiles et auraient pu passer à la trappe avec l’écrémage du temps », rappelle Fabien Naudan, expert chez Artcurial. Figure truculente des Puces de Saint-Ouen, Bruno Ract-Madoux propose des objets entre 200 et 20 000 euros. Bien qu’encore raisonnables, les prix ont fortement progressé ces dernières années.

« Il y a huit ans, on pouvait acheter des sièges Culbuto de Marc Held à 1 000 euros. À présent, c’est dans les 4 000/5 000 euros », estime le galeriste Matthias Jousse. Les enfilades de Raymond Loewy, connu pour son credo « la laideur se vend mal », ont observé une petite évolution. Une enfilade qui voilà dix ans se chinait dans les 4 000 euros s’offre aujourd’hui à 7 000/10 000 euros. En revanche les petits chevets n’excèdent pas les 600 euros. Le « rêve orangé » des années Pop est en odeur de sainteté. Sur le Pavillon des antiquaires en mars dernier, Bruno Ract-Madoux a cédé pour 26 000 euros le canapé Amphis de Pierre Paulin d’une longueur de 8,25 mètres au couturier Azzedine Alaïa. Un intérêt récent pointe pour l’Atelier A, sans doute sous l’impulsion du catalogue raisonné récemment publié. Dans la vente Bruno Mouron organisée par Artcurial en octobre dernier, un prototype de la grande roche lumineuse d’André Cazenave s’est vendu 4 091 euros à Matthias Jousse tandis que la fameuse chaise longue Formule 1 d’Arnal s’est adjugée pour 10 830 euros.  Certaines pièces sont toujours en cours de production, voire parfois rééditées. Dans ce cas, les objets de la première période de production relèvent plus de l’objet d’occasion que de collection. « La réédition déstabilise le marché. Les personnes qui avaient acheté des objets à une époque où ils n’étaient plus en production se demandent s’il s’agit encore d’objets de collection une fois que la réédition est lancée », estime Stéphane Rault de la galerie Dream On.

Entre 1999 et 2001, la frénésie avait gagné tous les pans du design. Depuis un an et demi, on ne vend plus n’importe quoi à n’importe quel prix. L’expert Emmanuel Legrand observe une baisse des prix en vente publique de l’ordre de 30 %. Un luminaire de Serge Mouille qui voilà deux ans prétendait à 22 000/25 000 euros se contente aujourd’hui de 9 000 euros. Un modèle simple dépasserait d’ailleurs difficilement 6 000 euros. Une chaise standard de Jean Prouvé, surestimée à 1 500 euros, est retombée à 760 euros. Le joker Mathieu Matégot, sorti au moment où le marché ralentissait, a d’ailleurs pâti de cette baisse. Une lassitude s’est emparée du public face aux ventes souvent uniformes, composées de « nanars ». Ce phénomène, qui n’était pas préjudiciable jusqu’à présent pour le marché du design, commence à faire grincer les dents. Les amateurs des années 1950 veulent aussi des objets dans leur jus. Aussi les deux fauteuils du modèle Visiteur de Jean Prouvé, proposés en novembre chez Digard pour 25 000/30 000 euros chacun, n’ont pas trouvé preneur. « La peinture n’était pas d’origine. Il aurait fallu l’enlever avant la vente », reconnaît l’expert Stéphane de Beyrie. Dans le ralentissement ambiant, seules les pièces exceptionnelles tirent leur épingle du jeu. La table Afrique de Prouvé a obtenu l’enchère de 191 000 dollars à la vente du 8 décembre à New York organisée par Phillips, de Pury et Luxembourg, un record pour Prouvé. Ce fut aussi le cas d’un buffet à deux portes coulissantes de Charlotte Perriand issu de la collection de madame Chetaille adjugée 2,05 millions de francs à François Pinault en octobre 2001 chez Cornette de Saint-Cyr. En décembre dernier, Artcurial présentait un beau paravent réalisé sur le modèle de celui conçu pour l’ambassadeur du Japon à Paris pour 75 000/100 000 euros.

Des affaires restent à faire car les marchands français sont peu enclins à l’achat pour des questions de faible trésorerie. Le 23 novembre, la société Digard proposait un exemplaire du fauteuil Kangourou de Jean Prouvé pour 90 000/110 000 euros. Proche du célèbre Visiteur, mais plus rare sur le marché puisqu’on n’en connaît que cinq exemplaires, ce modèle devait a priori déchaîner les enchères. En 2001, une paire avait atteint 1 million de francs à Nancy. Chez Digard, le fauteuil s’est vendu à un Américain pour 88 000 euros en dessous de son estimation basse.

Le manque de mordant des marchands français, frappés par la crise, explique ce résultat mitigé. Le design contemporain est depuis les années 1980 en odeur de sainteté. « On vend du design déguisé en cadeau souvenir ou en serviette de table. Le design était auparavant un supplément d’âme pour esthète raffiné. À partir de 1996-1997, c’est devenu une revendication légitime du consommateur », explique Pierre Staudenmeyer, fondateur de la galerie Néotu en 1983 et directeur actuel de la galerie Mouvements modernes. On n’est pas loin du « pin’s sémantique » qu’évoquait François Barré. En 1983, la galerie Néotu expose la chaise longue de Martin Szekely pour 9 200 francs. Progressivement les collectionneurs d’art contemporain rejoignent le premier socle d’amateurs, introduisant dans leurs achats les mêmes motivations spéculatives que dans l’art. Photographie, mobilier et arts plastiques se nivellent sous le régime du placement. L’arrivée de cette clientèle dope les prix. Un cabinet de Garouste et Bonetti, qui avant 1995 se négociait entre 40 000 et 50 000 francs, double de valeur en deux ans. La numérotation s’affirme comme argument commercial. « Quand j’ai commencé à numéroter les pièces, tout le monde a hurlé. Mais quand vous collectionnez, vous voulez des pièces que d’autres n’ont pas, comme pour la photographie », défend Didier Krzentowski, directeur de la galerie Kreo. Une armoire en Alucobond de Martin Szekely éditée en 1999 à douze exemplaires par Kreo se vendait alors 6 000 euros. Récemment Didier Krzentowski a cédé un exemplaire qu’il avait racheté pour 12 000 euros. « Kreo a une stratégie de raréfaction. Il gère les pénuries », note un observateur. Globalement les prix de Martin Szekely ont progressé de 20 à 30 % en quatre ans. Ce créateur est particulièrement prisé par François Pinault qui lui a commandé un bureau baptisé fp et l’ameublement d’une salle de réunion. Enfants gâtés du design français, les frères Ronan et Erwan Bourroulec se sont rapidement propulsés sur la crête des prix. En témoigne un Lit clos de grande taille vendu pour 36 000 euros. Ce prix exorbitant s’explique par l’ampleur des coûts de production. La politique de la jeune galerie de / di/ bY est différente. Celle-ci a récemment commencé à éditer des meubles d’artistes en série très limitée. Elle propose ainsi des socles de Richard Deacon entre 10 000 et 20 000 euros, ou une table de Franz West à 12 000 euros, s’attachant à ce que les tarifs, sans être dérisoires, restent inférieurs aux prix de leurs œuvres. « Le mobilier n’est pas nécessairement fait pour servir. Un objet peut être prétexte à contemplation », estime Denis Collet, codirecteur de la galerie.

« Il ne faut pas confondre les vessies du design pour les lanternes de l’art. Une de mes premières expositions s’appelait “Un tapis n’est pas un tableau” », rétorque Pierre Staudenmeyer. En marge du ralentissement observé pour les années historiques, la spéculation s’est emparée de quelques créateurs contemporains parmi lesquels Marc Newson et Ron Arad. En janvier 2003, un fauteuil Narrow Parpadelle de 1992 a été adjugé 66 000 euros chez Cornette de Saint-Cyr alors que la galerie Kreo en avait vendu un exemplaire à 34 000 euros. Un St-St-Sofa restait toutefois dans sa fourchette d’estimations avec 41 000 euros en octobre dernier. En cinq ans, les pièces de Marc Newson ont progressé de 20 000 à 100 000 euros. En 2001 un Wicker Chair se vendait pour 48 000 dollars chez Phillips. Un prix insensé quand on voit ce modèle s’adjuger à 6 200 euros, deux ans plus tard chez Cornette de Saint-Cyr ! Sur le Salon XXe siècle, la galerie Kreo proposait le modèle Zénith de 1996 en aluminium poli pour 50 000 euros. Il s’agissait du dernier exemplaire encore dans le commerce sur les huit que Newson avait lui-même édités. En revanche, le modèle Embryo édité en série illimitée varie entre 2 000 et 4 000 euros. Le détournement qu’en a fait le facétieux Bertrand Lavier vaut 12 000 euros. Une fois n’est pas coutume, l’art coûte plus cher que le design, du moins industriel. Il a peut-être aussi moins de chance de s’épuiser. Si une œuvre de Marcel Duchamp peut cinquante ans plus tard vous surprendre, en sera-t-il de même d’un fauteuil de Newson ?

Ventes publiques - 2 février 2004, Cornette de Saint-Cyr, tél. 01 47 27 11 24. - 24 mars 2004, Camard & Associés, contact : Jean-Marcel Camard, tél. 01 42 46 99 27. - En préparation Artcurial, Fabien Naudan, tél. 01 42 99 20 20 (avril 2004). Versailles Enchères, tél. 01 39 50 69 82 (printemps 2004). Tajan, tél. 01 53 30 30 30 (mai 2004). Digard, Stéphane de Beyrie, tél. 06 21 03 86 15 ou 00 1212 219 95 65. Galeries - Galerie Dansk, 31 rue Charlot, Paris IIIe, tél. 01 42 71 45 95. - Dansk Møbelkunst, 53 bis quai des Grands Augustins, Paris VIe, tél. 01 43 25 11 65, « Poul Henningsen », 6 février-6 mars. - Galerie de / di/ bY, 22 rue Bonaparte, Paris VIe, tél. 01 40 46 00 20. - Galerie Downtown, 33 rue de Seine, Paris VIe, tél. 01 46 33 82 41. - Dream on Gallery, 70 bd Beaumarchais, Paris XIe, tél. 01 43 38 50 25. - Jousse Entreprise, 34 rue Louise Weiss, Paris XIIIe, tél. 01 53 82 13 60. - Kreo, 22 rue Duchefdelaville, Paris XIIIe, tél. 01 53 60 18 42. - La Corbeille, 5 passage du Grand Cerf, Paris IIe, tél. 01 53 40 78 77. - La Galerie scandinave, 31 rue de Tournon, Paris VIe, tél. 01 43 26 25 32. « L’âge d’or du design danois », 3 février-31 mars. Entrepôt, 36 bis rue Eugène Oudiné, Paris XIIIe, tél. 01 43 26 25 32. - Ludlow, 142 rue des Rosiers, marché Malassis, puces de Saint-Ouen (93), tél. 06 16 49 03 05. - Mouvements modernes, 68 rue Jean-Jacques Rousseau, Paris Ier, tél. 01 45 08 08 82. - Vingtième siècle (Bruno Ract-Madoux), 5 impasse Saint-Simon, puces de Saint-Ouen (93), tél. 01 49 45 11 09.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°554 du 1 janvier 2004, avec le titre suivant : Un déraisonnable marché du design ?

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