Authenticité

Tournoi judiciaire dans l’affaire Boulle

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 19 octobre 2010 - 1033 mots

La cour d’appel de Paris, statuant sur renvoi après cassation, a rejeté la demande d’annulation de l’achat d’un meuble Boulle par les époux Pinault.

François Pinault n’est pas seulement un arbitre des élégances de l’art contemporain, il devient, à force de contentieux, une source jurisprudentielle à lui tout seul. Mais comme tout le monde doit être égal face à la loi, cela conduit les juges à de singulières empoignades.
Enjeu : les beaux achats de Madame et l’évolution de la jurisprudence française sur l’authenticité. Derniers avatars : la cour d’appel de Paris refuse de capituler devant la Cour de cassation relativement à l’achat d’un meuble Boulle et vient de rejeter à nouveau la demande d’annulation des riches acheteurs.

Les juges de la cour d’appel de Paris se sont déjà heurtés à la Cour de cassation lors du contentieux sur la sculpture représentant le pharaon Sésostris III, une pièce acquise par Maryvonne Pinault. Ils avaient rejeté les demandes d’annulation des acheteurs, mais la Cour de cassation a dégainé le décret du 3 mars 1981 pour imposer in fine aux conseillers de la cour d’appel l’annulation de la transaction (lire les JdA N° 292, 28 novembre 2008, et 296, 6 février 2009). Si l’argument juridique semblait un peu circonstanciel, il ne paraissait pas inéquitable tant le doute s’était établi sur l’authenticité de la sculpture. On avait donc admis cette utilisation « limite » du décret de 1981, tout en regrettant que la Cour de cassation mais aussi la cour d’appel n’aient pas été aussi attentives au décret de 1981 dans l’affaire du Poussin des frères Pardo. 

Exciper d’une erreur
Dans le cas du pharaon, l’article 2 du décret de 1981 est devenu le substitut de la conviction de l’acheteur, lequel était bien en peine de prouver qu’en achetant la statue il avait essentiellement en tête une sculpture taillée pendant le règne du pharaon (1878-1843 avant J.-C.), et non quelques années ou quelques décennies après sa mort (ce qui semblait véniel par rapport à presque quatre millénaires). Mais la Cour de cassation avait suppléé l’absence de preuve en considérant que « la référence à la période historique portée, sans réserve expresse, au catalogue, n’était pas exacte, ce qui suffisait à provoquer l’erreur invoquée ». On pouvait en déduire que le décret de 1981 introduisait un peu d’objectivité dans la jurisprudence de l’erreur tout entière fondée sur la conviction des contractants à l’instant de la transaction. Dans l’affaire « Boulle », la cour d’appel se trouvait après la cassation de son arrêt dans une situation voisine (lire le JdA no 291, 14 novembre 2008). Mais elle semble avoir décidé d’entrer en rébellion, en joute oratoire tout du moins.

Première passe : « Considérant qu’en vertu de l’article 1110, premier alinéa, du Code civil, "l’erreur n’est cause de nullité de la convention que lorsqu’elle tombe sur la substance même de la chose qui en est l’objet" ; qu’il s’infère de ce texte qu’il appartient à l’acheteur arguant de son erreur d’établir le caractère, pour lui substantiel, des qualités qu’il n’a pas trouvées dans l’objet acheté ; qu’en d’autres termes, il convient d’imposer à celui qui excipe d’une erreur sur la substance de la chose vendue l’obligation de justifier de son véritable état d’esprit au moment du contrat et de faire clairement ressortir qu’il avait en vue, dans la chose acquise, telles ou telles qualités objectives qui, formant la cause impulsive de sa volonté, ont déterminé son consentement ; qu’à cet égard, l’époque ou l’ancienneté des œuvres d’art sont généralement considérées comme des qualités substantielles »… La cour d’appel délimite l’enclos du tournoi. Deuxième passe : « Considérant qu’en vertu de l’article 2 du décret du 3 mars 1981 tel que modifié par le décret du 19 juillet 2001, «la dénomination d’une œuvre d’art ou d’un objet, lorsqu’elle est uniquement et immédiatement suivie de la référence à une période historique, un siècle ou une époque, garantit l’acheteur que cette œuvre ou cet objet a été effectivement produit au cours de la période de référence» ; que «lorsqu’une ou plusieurs parties de l’œuvre ou objet sont de fabrication postérieure, l’acquéreur doit en être informé» »… La cour de Paris soupèse l’arme utilisée par la Cour de cassation.

Premier assaut : « Considérant qu’au regard des dispositions de l’article 2 du décret du 3 mars 1981 modifié […], la description de la table à écrire, telle qu’elle figure au catalogue, ne supporte pas la critique dès lors qu’il est exactement indiqué que la marqueterie Boulle orne une table à écrire […] d’époque Louis XVI, et que ce meuble a subi des accidents et restaurations […] survenus nécessairement au XIXe siècle »… Esquive : « En outre, il convient de souligner que les dispositions [de l’article 2 du décret] sont applicables lorsque la dénomination d’une œuvre est "uniquement et immédiatement suivie de la référence à une période historique, un siècle ou une époque" alors que, [dans le catalogue,] la mention époque Louis XVI est suivie d’un avertissement […] sur l’existence d’accidents et de restaurations. » Première frappe : « La dénomination de l’œuvre et la référence historique portées au catalogue sont donc exactes. »

Le coup de grâce vient vite : « Au regard des dispositions de l’article 1110 du Code civil, [les acquéreurs] ne démontrent aucunement qu’ils ont consenti à la vente en considération de la seule intégrité matérielle de la table prise en son entier et avec la volonté d’acquérir un meuble conservé dans son état d’origine et que formaient pour eux les qualités substantielles de la chose, non seulement son authenticité mais également l’absence de toute altération. »

Enterrement : prudents, les juges d’appel veulent éviter un rétablissement du condamné au motif qu’ils auraient omis d’en examiner l’intime conviction. Et, plutôt que de s’interroger, ils la dévoilent : « [les acquéreurs] ont acheté l’œuvre en considération de ses auteurs […] et de son authenticité et ne sont donc pas fondés à excipper d’une prétendue erreur ».Ils semblent avoir ainsi muré toutes les issues. Comme il est probable que l’opiniâtre François Pinault relèvera encore une fois le gant, il n’y a plus qu’à attendre la suite du combat. 

(CA Paris, pôle 2 ch. 1, 21 sept. 2010, no RG 08/21208).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°333 du 22 octobre 2010, avec le titre suivant : Tournoi judiciaire dans l’affaire Boulle

Tous les articles dans Marché

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque