Art contemporain - Galerie

XXE SIÈCLE

Tournée mondiale pour Vieira da Silva

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 3 octobre 2019 - 850 mots

Après la galerie Jeanne Bucher Jaeger, l’exposition de la peintre d’origine portugaise ira à Londres, puis à New York.

Paris. En 1994, avait eu lieu au Musée Fabre, à Montpellier, une présentation de la « dation » Vieira da Silva (les œuvres reçues par l’État en paiement des droits de succession). Puis, il avait fallu attendre 2016 pour voir une rétrospective de son œuvre au Musée d’art moderne de Céret. Bien sûr, on croise souvent les tableaux de l’artiste d’origine portugaise sur les foires et dans les collections permanentes des grands musées, mais on ne l’avait pas vue depuis longtemps exposée avec une telle ambition à Paris.

La galerie Jeanne Bucher Jaeger, qui l’a défendue dès ses débuts et à laquelle elle était restée fidèle, s’est en effet associée à deux autres enseignes, Waddington Custot (Londres) et Di Donna Galleries (New York), pour réunir une quarantaine de pièces et les montrer en France, ainsi qu’en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Cet ensemble de toiles et de travaux sur papier permet de suivre les étapes de cette œuvre de ses débuts, dans les années 1930, jusqu’aux dernières réalisations, en 1991. Car la carrière de Maria Helena Vieira da Silva, souvent assimilée, et réduite, à la seule période des années 1950 et d’une « École de Paris » constituée autour de Roger Bissière, Nicolas de Staël, Alfred Manessier, Serge Poliakoff, etc., fut, en fait, bien plus longue et prolifique. Cette exposition permet de s’en rendre pleinement compte, tout en invitant à regarder sa peinture singulière d’un œil neuf. Pour une partie du public, elle contribuera sans doute, en la faisant mieux connaître, à la dépoussiérer.

Deux œuvres matrices

Deux créations séminales sont placées en exergue, comme une introduction. La Scala ou Les Yeux (1937) contient déjà des caractéristiques constantes chez Da Silva, telle que l’exploration de l’espace à travers la démultiplication des points de vue ou le refus de choisir entre représentation et abstraction géométrique. On peut également y voir une référence au surréalisme, même si, et malgré l’invitation d’André Breton, Vieira da Silva se tint toujours à distance du mouvement. Le Jeu de cartes (1937, voir ill.) est également une œuvre-clé : elle fait référence à Cézanne qu’elle découvrit au Louvre, à son arrivée à Paris, à la fin des années 1920, mais aussi à la biographie de l’artiste, qui grandit dans un univers de femmes où l’on prisait fort ce passe-temps. « Ces deux œuvres matrices ont voyagé dans toutes les grandes expositions », souligne Véronique Jaeger. Aucune des deux, d’ailleurs, n’est à vendre. La première, propriété de la galerie, doit être prêtée au Centre Pompidou en 2021, dans le cadre de l’exposition consacrée à l’abstraction vue par les artistes femmes. La seconde provient d’une collection privée.

La suite de l’accrochage procède par correspondances entre les œuvres et n’obéit à aucune chronologie. La prédominance des touches de cobalt rapproche ainsi la Composition aux damiers bleus (1949), superbe gouache sur papier, d’une huile sur toile datée de 1960. Les thèmes chers à l’artiste sont tous évoqués : les échecs, les bibliothèques aux camaïeux vermillon, les villes, Lisbonne, bien sûr, mais aussi New York.

Le plein et le vide

Cependant si les indices de représentation affleurent, parfois, de façon presque subliminale, l’abstraction l’emporte largement dans cette sélection. Les toiles paraissent se dilater, frôler la saturation ou le néant dans un jeu sur le plein et le vide qui semble fasciner l’artiste. Placée côte à côte, une huile sur toile de 1955, où le blanc domine, pourrait ainsi passer pour l’envers ou la contremarque de Figure de ballet (1948), une peinture sur fond azur beaucoup plus architecturée (montrée pour la première fois à Paris). D’un tableau à l’autre, l’œuvre de Vieira da Silva se révèle vivante et vibrante, d’une vibration chargée de mystère et de profondeur qui ouvre sur les multiples perspectives de son espace mental. Ce que son ami René Char appelait « son sens du labyrinthe ». La palette chromatique comprend toute une gamme de bleus emblématiques de son travail, mais aussi des touches plus inattendues de vert, des gris, comme cet hommage à Jean-Baptiste Camille Corot, et quelques toiles rouges. Les plans coupés, les structures dynamiques, les effets kaléidoscopiques cèdent la place, dans ses œuvres les plus tardives, à des perspectives ascensionnelles, comme dans Les Chemins de la paix (1985), ou Vers la lumière (1991) dont les titres suggèrent une forme de sérénité autant qu’une quête de transcendance ; 1985 est l’année de la disparition de son mari, le peintre Árpád Szenes. Qu’elles soient ou pas empreintes de mystique, ses œuvres rendent palpable la croyance de l’artiste en un ordre supérieur.

Les prix ? En mars 2018, L’Incendie (1944) avait été adjugé deux millions de livres sterling (2,2 M€)lors d’une vente chez Christie’s, à Londres. La toile la plus chère ici n’atteint pas ce niveau record, mais il faut cependant compter 1,4 million d’euros pour un chef-d’œuvre comme Mémoire (1966-1967). Fusains sur toiles, gouache, tempera : les œuvres sur papier, elles, commencent à 30 000 euros, mais peuvent monter jusqu’à 500 000 euros, pour la Composition aux damiers bleus qui ne dépare pas au milieu des huiles sur toiles.

Maria Helena Vieira da Silva,
jusqu’au 16 novembre, Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Espace Marais, 5 rue Saintonge, 75003 Paris.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°530 du 4 octobre 2019, avec le titre suivant : Tournée mondiale pour Vieira da Silva

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