L’art à marche forcée

Singapour croit en son marché de l'art

Après une croissance économique exemplaire, Singapour a fait de l’art sa nouvelle priorité. La ville développe tous azimuts musées, galeries et foires, mais peine à trouver sa place face à sa rivale Hongkong.

SINGAPOUR -  Veille de vernissage à Singapour, Pearl Lam, juchée sur ses talons hauts et canette de Coca-Cola light à la main reçoit les journalistes. Elle est arrivée de Hongkong la veille et repart à Shanghaï le lendemain. « Cela faisait quinze ans que je n’étais pas allée à Singapour lorsqu’en 2009 Lorenzo Rudolph[fondateur de Art Stage Singapore] m’a convaincue de venir voir, explique Pearl Lam. Je reconnais que j’ai été surprise par l’évolution des infrastructures, tant au niveau des musées que des galeries. » Mais il faudra attendre quatre années supplémentaires pour que cette femme d’affaires, issue d’une riche famille hongkongaise et qui a fait ses études à Londres, franchisse le pas et ouvre, après Shanghaï et Hongkong une galerie dans la cité-Etat : « J’ai pris un risque, mais j’ai décidé de tenter l’aventure ». Elle ouvre alors son espace en janvier 2014 à Gillman Barracks, des anciens baraquements de l’armée britannique reconvertis en galeries d’art. Un programme piloté par l’Economic Development Board, agence d’état singapourienne et symbole des ambitions artistiques du gouvernement. Après des travaux de rénovation de près de 6 millions d’euros, treize galeries internationales s’y sont établies. Mais un peu moins de deux ans après son ouverture, le lieu excentré et peu accessible en transports en commun pâtit d’une faible fréquentation. Certaines galeries comme la galerie japonaise Tomio Koyama ont déjà quitté le navire. Une situation qui révèle les contradictions de la politique sur l’art mené par le gouvernement « Si Singapour veut faire du volontarisme, il faut rendre l’art accessible au public et Gillman Barracks est tout sauf accessible », déplore Tony Reynard, le directeur du Freeport, le port-franc de Singapour.

La ville-État mise sur l’art
Car à Singapour, en effet, c’est le gouvernement qui pilote le développement de l’art. Depuis que l’importance de l’art et de la culture a été officiellement reconnue en 1989, les pouvoirs publics ont commencé à investir massivement pour faire de Singapour « a global city for the arts ». « Quand je suis arrivé il y a vingt-deux ans, il n’y avait qu’un seul musée et deux ou trois galeries. Aujourd’hui vous avez plus d’une dizaine de musées et une centaine de galeries », explique Milenko Prvacki, peintre et professeur émérite à l’école d’art Lasalle. « C’est incroyable la rapidité à laquelle tout s’est développé constate l’artiste ». Attirées par les perspectives de développement du marché de l’art, les galeries ont alors commencé à s’intéresser à Singapour… Pourtant le succès n’est pas toujours au rendez-vous. « Ce n’est pas facile à Singapour car le marché est tourné vers l’Asie du Sud-Est, alors qu’à Hongkong, c’est un marché international, il y a toutes les grandes galeries du monde de l’art », explique Richard Koh qui a donné son nom à sa galerie. Pour Benjamin Milton Hampe, le cofondateur de la galerie Chan Hampe, si le nombre de galeries augmente, le nombre de collectionneurs, lui, n’augmente pas : « Nous sommes de plus en plus en nombreux à nous partager un petit gâteau », constate-t-il. Si Singapour peut certes s’appuyer sur la clientèle fortunée locale, mais aussi de la région – par exemple d’Indonésie, des Philippines ou de Malaisie –, Hongkong dispose d’un plus large réseau de collectionneurs, notamment chinois. « Naturellement les gens vont à Hongkong plutôt qu’à Singapour pour acheter de l’art, notamment parce qu’il y a les ventes aux enchères », constate Stéphane Le Pelletier, fondateur de la galerie Opera, spécialisée dans l’art contemporain européen et présent à Singapour depuis vingt ans. « La densité de collectionneurs y est plus importante, lesquels sont plus “sophistiqué” qu’à Singapour », dans le sens où les acheteurs sont plus sensibles à l’art contemporain. « À Singapour, et plus généralement chez les Chinois du Sud-Est, l’intérêt est encore porté sur la peinture traditionnelle », explique Richard Koh.

Un développement trop rapide ?
Plus généralement, selon Benjamin Milton Hampe, Singapour ne doit pas chercher à se mesurer à Hongkong, mais plutôt à jouer la carte régionale et miser sur le Sud-Est asiatique. « Un collectionneur qui voudra acheter de l’art chinois ira naturellement à Hongkong ou en Chine », explique-t-il. Mais pour d’autres galeristes comme Pearl Lam, cet objectif est trop limité, Singapour ne doit pas s’enfermer dans une vision régionale. « Je veux créer des passerelles dans ma programmation et souhaite présenter à la fois des artistes de la région, des artistes chinois et des artistes occidentaux. C’est ce que je fais dans mes autres galeries et je veux continuer à le faire à Singapour ». Pour Alvin Lim, le président de Art Futures Group à Singapour, une société de conseil en investissement en art, cette focalisation sur le sud-est asiatique fait gonfler artificiellement les prix. « Il ne faut pas mettre des œillères au public en ne leur présentant que des œuvres de la région », ajoute-t-il.

Singapour est un nouveau marché de l’art et pour de nombreux collectionneurs, l’art est avant tout un investissement dont le seul critère d’appréciation est le prix. « À Singapour, je trouve qu’il y a beaucoup de spéculateurs, beaucoup plus qu’à Hongkong où la plupart des gens achètent pour garder et non pas pour investir », explique Pearl Lam. « Le gouvernement a injecté des sommes colossales dans l’art pour créer des musées, organiser des foires, explique Milenko Prvacki, mais il n’y a toujours pas d’enseignement de l’art dans les écoles à Singapour. » Un développement jugé donc trop rapide alors que les bases d’un écosystème de l’art ne sont pas présentes. « Ici les personnes qui ont une expertise en art contemporain se comptent sur les doigts d’une main », poursuit-il. « Il y a très peu de curateurs indépendants, la plupart dépendent d’institutions et ont un salaire confortable à la fin du mois », ajoute Sherman Ong, artiste né en Malaisie en 1971, mais résidant à Singapour. « Cela ne les encourage pas à prendre des risques ». Si le gouvernement a réussi à placer Singapour sur la carte mondiale de l’art, il lui faut maintenant mettre en place les fondamentaux. « Cela prendra peut-être encore cent ans », ironise l’artiste singapourien.

Une nouvelle génération de collectionneurs
Pourtant à côté de certains collectionneurs, plutôt conservateurs et attirés par la peinture traditionnelle, émerge une nouvelle classe de collectionneurs, plus jeunes et audacieux, qui se tournent vers les artistes singapouriens négligés pendant un certain temps. « Nous avons ouvert notre galerie en 2010 avec pour objectif de soutenir les artistes locaux car à l’époque il y avait peu de galeries qui s’intéressaient à eux », explique Benjamin Milton Hampe. Même conclusion pour Richard Koh : « Je présente des jeunes artistes qui n’ont jamais été exposés. C’est difficile car je ne vends pas de grands noms, mais c’est notre rôle aussi d’éduquer les jeunes collectionneurs et leur montrer que l’art n’est pas qu’une question d’argent ». C’est justement pour servir cette nouvelle classe de collectionneurs que le marchand d’art suisse Frédéric de Senarclens a consacré le troisième étage de sa galerie Art Plural aux artistes émergents et notamment à l’artiste Sherman Ong, reconnu comme l’un des plus prometteurs de sa génération.

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Soirée d'ouverture de la Pearl Lam Gallery de Singapour. © Pearl Lam Galleries

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°412 du 25 avril 2014, avec le titre suivant : Singapour croit en son marché de l'art

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