Enquête

Quand les maisons de ventes jouent au musée

Par Éléonore Thery · Le Journal des Arts

Le 28 février 2017 - 994 mots

Les maisons de ventes organisent de plus en plus d’expositions, sans faire passer les œuvres sous le marteau. Un phénomène qui dessine leur évolution en tant qu’acteur culturel.

Plusieurs hippopotames, la gueule béante, peinent à s’extraire d’une immense zone marécageuse, qui a envahi toute une salle chez Christie’s Paris. De façon inattendue, la société présentait du 12 au 28 janvier dernier cette monumentale sculpture d’aluminium dans une exposition non marchande consacrée au chocolatier Patrick Roger, que l’on découvre artiste à cette occasion. Du 25 au 31 janvier, Sotheby’s lui emboîtait le pas et présentait Le monde fantastique de Diego Giacometti. Le 24 février, c’était au tour de Drouot d’inviter en ses salles l’artiste Nicolas Lefebvre. Une façon d’occuper des locaux, des équipes et des clients dans une période creuse de l’année ? Certes, mais ces expositions organisées par les maisons de ventes, sans enchères par la suite, constituent un véritable phénomène, en plein développement.

La souplesse de ces sociétés leur permet d’organiser ces événements au gré de leurs rencontres ou envies. « Jamais nous ne nous asseyons autour d’une table avec une liste d’expositions que nous aimerions monter », confie Mario Tavella, PDG de Sotheby’s France, « en novembre, nous avons très bien vendu une lampe de Giacometti. Nous étions à la recherche d’un thème, plusieurs collectionneurs étaient disposés à nous prêter des pièces, alors l’exposition est venue naturellement .» Quant à Patrick Roger, il est entré chez Christie’s, grâce à l’une de ses anciennes employées qui y travaille actuellement. Si ces expositions se multiplient – Piasa a ainsi organisé six de ces événements au premier semestre 2016 ! – l’idée n’est pas nouvelle. « Nous avions cette politique dès notre arrivée à Paris… Internet et notamment Twitter, ont démultiplié notre visibilité, et donné l’impression d’une nouveauté », explique Mario Tavella. De son côté, Francis Briest, président du conseil de surveillance et stratégie d’Artcurial raconte : « Dès la création d’Artcurial, j’avais cette idée en tête. Les expositions entraient directement en résonance avec notre métier. Nous avons un fort engagement culturel : nous organisons des signatures, avons une librairie, travaillons avec Serge Lemoine… » Et depuis 2012, la société gère la production déléguée des expositions présentées à Paris-Charles-de-Gaulle, en collaboration avec le fonds de dotation d’Aéroports de Paris. L’an dernier, la société est allée plus loin en monnayant ce savoir-faire, via une nouvelle entité, l’Agence Artcurial Culture.

Des partenariats avec des galeries, fondations…
Certains de ces projets peuvent être implantés hors les murs : ainsi d’une exposition Cecil Beaton de Sotheby’s au château anglais de Wilton House, ou du projet Inbox d’Enki Bilal parachuté à la fondation Cini par Artcurial, pendant la biennale de Venise 2015. Si dans la majeure partie des cas, ces expositions organisées grâce aux prêts des collectionneurs sont non commerciales, elles sont parfois intégralement à vendre, et constituent ainsi le bras armé des responsables des ventes privées : ainsi de Wifredo Lam (2016) chez Artcurial, de Michel Tapié (2012) chez Christie’s ou de l’ensemble des événements dans les galeries « S2 » chez Sotheby’s à Londres Hong Kong ou New York. En janvier dernier, Piasa s’était associée avec la galerie Nathalie Obadia pour accrocher dans ses locaux les photos cubaines d’Andres Serrano et prélevait un pourcentage sur les ventes. À l’image de cette association, les sociétés peuvent agir en collaboration avec divers partenaires : Christie’s met à l’honneur ce printemps Jochen Gerner, lauréat du prix Drawing Now 2016 alors que Piasa avait accueilli le lauréat du prix pour l’intelligence de la main de la fondation Bettencourt en 2015. Côté budgets, difficile de recueillir des informations, d’autant que les compétences – scientifiques, techniques ou logistiques – sur lesquelles ces projets s’appuient, sont déjà présentes en interne dans les maisons de ventes. « Nous pourrions être ouverts à des coproductions », propose Francis Briest. De son côté, Sotheby’s a déjà fait appel à des sponsors pour ses expositions de Londres.

Une opération de communication
Quelles sont alors les retombées de cette politique ? Ces événements, dont la presse et les réseaux sociaux peuvent se faire largement l’écho, servent avant tout la communication des sociétés. « Cela permet de travailler notre image de marque. En créant cet écosystème global, nous prouvons que notre valeur ajoutée dépasse le fait de proposer à la vente les meilleurs objets », détaille Édouard Boccon Gibod, le patron de Christie’s France. Ces expositions ont également pour corollaire de fidéliser les clients et d’attirer un public plus large. Elles peuvent d’ailleurs s’inscrire dans un calendrier culturel plus global, à l’exemple d’Ange Leccia, invité à déployer une vidéo sur la façade de l’hôtel Drouot lors de la Nuit Blanche 2015, ou de Floriane de Lassée et Nicolas Henry invités pendant Paris Photo. « Nos expositions permettent de faire progresser le savoir, et c’est précisément ce que recherchent les nouveaux collectionneurs », précise Édouard Boccon Gibod. « Cela permet d’engager notre clientèle, et de faire entrer chez Sotheby’s de nouveaux publics, notamment les plus jeunes. Si par la suite, ils veulent acheter aux enchères chez nous, nous ne sommes pas contre ! Mais ce n’est pas le but premier… » ajoute Mario Tavella.

En filigrane, se dessine l’évolution actuelle des maisons de ventes, passées d’un simple modèle d’intermédiaire entre acheteurs et vendeurs à celui d’un véritable acteur culturel avec une palette étendue de services. « Drouot est certes une place de marché, mais également, une institution culturelle » met en avant son service de communication. « Le monde a changé, les maisons ne font plus seulement de l’intermédiation, nos clients veulent autre chose. Nous développons tout un monde de services, à l’anglo-saxonne », détaille Francis Briest. « J’aime dire que nous sommes un concept store. Nous n’existons pas seulement pour vendre des œuvres aux enchères. Nous vivons dans un monde global, nous ne pouvons pas nous contenter de rester assis à regarder », conclut enfin Mario Tavella. Quitte à commencer à empiéter sur les plates-bandes d’autres acteurs, et en premier lieu des galeries…

Légende photo

L'exposition des oeuvres de Patrick Roger chez Christie's © Christie's

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°474 du 3 mars 2017, avec le titre suivant : Quand les maisons de ventes jouent au musée

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