Main basse sur l’expertise

Par Jean-Marie Schmitt · Le Journal des Arts

Le 18 avril 1997 - 1383 mots

Le projet de loi portant réforme des ventes aux enchères, adopté au Conseil des ministres du 9 avril, comporte un volet \"expertise\" qui, en dessaisissant la Justice au profit du Conseil des ventes volontaires, risque de faire perdre toute indépendance aux experts sans apporter plus de sécurité aux transactions.

PARIS - Les dispositions du projet (lire en encadré), ne figuraient pas dans l’avant-projet Léonnet. L’apparition inopinée d’un texte qui reproduit à s’y méprendre la situation qui prévalait avant 1985, sauf la protection de l’usager, impose la réflexion. Si beaucoup de professionnels – à commencer par les intéressés – soulignent la nécessité de mieux structurer et contrôler l’expertise sur le marché de l’art, il est moins évident que cette question puisse être résolue par un Conseil des ventes dont les attributions sont exclusivement dévolues à la gestion des ventes publiques. L’expertise est en effet une question qui concerne l’ensemble du marché de l’art et non les seules ventes aux enchères.

Jusqu’en 1985, les textes liaient dou­blement le sort des experts et des commissaires-priseurs en établissant leur responsabilité solidaire sur les mentions portées au catalo­gue et en décrétant que le commissaire-priseur était responsable, tant civilement que disciplinairement, des fautes commises au cours ou à l’occasion des ventes publiques (art. 23 et 29 du décret du 21 novem­bre 1956). Ceci justifiait que les commissaires-priseurs puissent agréer les experts. Ces derniers disposaient en contrepartie d’un mono­pole dans les ventes publi­ques, et leurs honoraires étaient tarifés, ce qui équilibrait leurs relations avec les commissaires-priseurs.

Institutionnaliser une dépendance
Ce dispositif, sécurisant pour les acheteurs et les vendeurs a été complètement abrogé, "par inadvertance" selon les commissaires-priseurs, par le décret du 29 mars 1985. Les commissaires-priseurs ont demandé aux experts des polices d’assurance garantissant leur responsabilité civile professionnelle et, dans la plupart des contentieux portant sur l’authenticité d’œuvres d’art vendues par leur ministère, se sont défaussés sur l’expert. Le nouveau dispositif ne corrigera pas cette situation, qui pénalise acheteurs et vendeurs. Par contre, il risque d’institutionnaliser la dépendance des experts et d’appauvrir le potentiel français.

Depuis 1985, la compétence de l’expert a été trop souvent mesurée à sa capacité à rabattre de la marchandise pour les ventes publiques, à en organiser la promotion. Si l’on veut replacer les experts sous la tutelle d’un Conseil des ventes, il n’est pas concevable, ne serait-ce que pour la protection des "consommateurs", que cela puisse se faire sans une réaffirmation de leur responsabilité solidaire et la définition de critères objectifs de désignation. Les projets de décrets d’application n’étant pas établis ou communiqués, on peut envisager toutes les déviances. Il est aussi inconcevable que les textes aboutissent, de fait, à pénaliser les activités d’expertise de ceux qui voudront rester indépendants. C’est pourtant l’effet pervers du texte, qui établit une inégalité des responsabilités, en particulier au détriment des experts et des marchands, puisque la réduction du délai d’action en responsabilité civile à dix ans – par l’article 35 – ne bénéficie qu’aux officiers ministériels et aux sociétés de ventes volontaires. Certes, la prescription commerciale est de dix ans (art. 189bis du code de commerce), mais l’expertise n’est pas d’essence commerciale et le dispositif pourrait donc laisser subsister la prescription trentenaire pour les actes d’expertise.

La protection du titre
Les réserves introduites à l’utilisation du titre d’expert, si elles sont souhaitables dans le principe, peuvent également pénaliser des experts-marchands de qualité. Pour des raisons déontologiques compréhensibles, la France s’est déjà privée de la compétence des conservateurs, interdits d’expertise privée. Si, en outre, on exclut les marchands, il va rester peu de compétences disponibles. Et, dans la logique même du texte, pourquoi les experts-marchands ne demanderaient-ils pas, à leur tour, une indemnité ? Le texte risque donc de mettre les experts sous la coupe des commissaires-priseurs, sans améliorer pour autant la sécurité des transactions, un des objectifs pourtant affirmés de la réforme. Techniquement, l’application du dispositif risque également de violer à nouveau les dispositions communautaires : comment seront agréés et assurés les experts salariés des maisons étrangères ? Un Conseil des ventes n’ayant qu’une légitimité administrative, et dans lequel la présence de personnalités qualifiées – évidemment souhaitable – risque de se résumer à un tour de table franco-français de sympathisants, ressusciterait les accusations européennes d’entrave. Même constitutionnellement, un texte qui organise l’inégalité entre les différents opérateurs du marché, pourtant tous désormais commerçants, pourrait être contestable. Le texte s’est inspiré de la loi de juin 1971 et du décret de 1974 organisant l’expertise judiciaire (experts près les cours d’appel et la cour de cassation) pour assurer la protection du titre. Pour tenir compte, sans doute, de la disparité de statuts entre les Français et les Anglo-Saxons salariés, il fait disparaître de manière regrettable la notion d’indépendance qui figure pourtant au centre du dispositif français de l’expertise judiciaire. Puisque les textes existants confient aux magistrats le contrôle des experts, il serait possible, avec peu de moyens supplémentaires (l’informatique facilite la remontée des informations), de constituer sous leur égide, et à l’abri des intérêts catégoriels, une commission nationale de l’expertise. Ceci éviterait un mélange des genres, porteur de dérives, ainsi que les redondances et les risques de contradiction entre deux réglementations. Il est vrai qu’au niveau administratif, le procès de la Justice a déjà été instruit. En annexe du rapport Chandernagor, le délégué interministériel aux professions libérales, après avoir relevé sur cette question "un désordre préjudiciable au renom du marché de l’art de Paris et dolosif pour nombre de particuliers" (ce qui est incontestable), ne craignait pas d’écrire : "Il n’est pas évident que la compétence de hauts magistrats, qui doit s’exercer dans le choix d’individualités aux spécialités variées, soit toujours suffisante..." Après avoir ainsi écarté les magistrats, l’auteur proposait dans la foulée la "reconstitution" des experts auprès des commissaires-priseurs, omettant simplement la responsabilité solidaire, la rémunération, bref, tout ce qui pouvait contraindre ces derniers et assurer l’équilibre et la sécurité du dispositif.

Des experts agréés : le projet de loi

Art. 9
Il est institué un Conseil des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques, chargé d’agréer les sociétés [de ventes volontaires de meubles aux enchères publiques], de contrôler le respect des dispositions législatives et réglementaires qui leur sont applicables et de réprimer les manquements constatés.
Le conseil vérifie les conditions de création et d’exploitation desdites sociétés et veille à la régularité de leur fonctionnement. Il veille également à la régularité de l’activité des experts.

Art. 10
Le conseil comprend huit membres nommés dans des conditions fixées par décret en Conseil d’État. […]

Art. 20
Le Conseil des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques établit la liste des experts agréés auxquels peuvent avoir recours les sociétés de ventes volontaires et les personnes habilitées à effectuer les prisées et ventes judiciaires de meubles aux enchères publiques.

Art. 21
Tout expert agréé doit être inscrit dans l’une des spécialités dont la liste est établie par le Conseil des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques.
Nul ne peut l’être dans plusieurs, à moins qu’il ne s’agisse de spécialités connexes dont le nombre ne peut être supérieur à deux.

Art. 22
Tout expert agréé est tenu de contracter une assurance garantissant sa responsabilité professionnelle.

Art. 23
Toute personne inscrite sur la liste instituée à l’article 21 ne peut faire état de sa qualité que sous la dénomination "d’expert agréé par le Conseil des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques".
Cette dénomination peut être accompagnée de l’indication de sa spécialité.

Art. 24
Le fait, pour toute personne autre que celles mentionnées à l’article 23, d’user de la dénomination mentionnée à cet article ou d’une dénomination présentant une ressemblance de nature à causer une méprise dans l’esprit du public, est puni des peines prévues par l’article 433-17 du code pénal.

Art. 25
Le Conseil des ventes volontaires de meubles aux enchères publiques peut prononcer la radiation d’un expert agréé, en cas d’incapacité légale, de faute professionnelle ou d’agissement contraire à l’honneur, à la probité ou aux bonnes mœurs.

Art. 26
Un expert agréé ne peut estimer ni mettre en vente un objet lui appartenant, ni se porter acquéreur d’un objet dans les ventes aux enchères publiques auxquelles il apporte son concours.
Toute infraction aux dispositions du présent article est punie d’une année d’emprisonnement et de 100 000 francs d’amende.

Art. 27
Un décret en Conseil d’État fixe les conditions d’application du présent chapitre.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°36 du 18 avril 1997, avec le titre suivant : Main basse sur l’expertise

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