Ventes aux enchères

Les passions des collectionneurs du Moyen-Orient

Ces amateurs fortunés affichent une volonté constante d’ériger des musées à la gloire de l’islam

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 12 septembre 2003 - 1666 mots

MOYEN-ORIENT

On ne (re)connaît souvent les collectionneurs moyen-orientaux que lorsqu’ils franchissent les portes de l’Occident, frayant dans la jet-set comme Mouna Ayoub, prisant l’excellence dans les arts décoratifs français comme Akram Ojjeh ou Djahanguir Riahi. Ce flou est conforté par une connaissance approximative de la cartographie et des dignitaires de ces pays, par des tombereaux de préjugés quant au manque de goût de cette clientèle convoitée, méprisée et parfois manipulée. Si la tradition de la collection est ancienne en Iran (lire ci-dessous), elle est apparue dans les États du Golfe à la faveur des pétrodollars. Ces nouveaux amateurs affichent une constante : leur volonté d’ériger des musées à la gloire de l’islam. Lorsque la collection devient instrument de prosélytisme ou de mécénat...

PARIS - Grand amateur de bijoux, notamment moghols, le cheikh Nasser al-Sabah du Koweït est sans doute l’un des collectionneurs les plus chevronnés en matière d’art islamique. Il achète depuis 1975 pour le compte de sa fastueuse collection regroupant plus de 20 000 pièces. En dépôt depuis 1983 au Musée national du Koweït, cet ensemble baptisé “Dar al-Athar al-Islamiyyah” devint tristement célèbre lors de l’invasion de son pays par l’Irak en 1990. Dépecées par les Irakiens, les collections furent restituées à la faveur de longues discussions diplomatiques. Cheikh Nasser achète principalement à Londres. Sa femme et conservatrice de la collection, la cheikha Hussa, l’accompagne dans ses choix. “Au tout début de la guerre du Golfe, lorsque la collection avait été volée par les Irakiens, il semblait dégoûté et sa femme était plus présente que lui, relève un observateur. Le cheikh achète aujourd’hui les objets qui lui manquent ou qui ont été détruits au moment du conflit, notamment ses lampes de mosquée.”
Promu au premier rang des collectionneurs par le palmarès annuel du magazine américain Artnews, le cheikh Saoud al-Thani du Qatar se fait remarquer depuis 1996-1997 sur le terrain de l’art islamique. Son ambition : créer un grand musée dessiné par l’architecte sino-américain I. M. Pei. Une idée plus pertinente qu’on ne le pense, puisque la grande parentèle régnante affiche des idées progressistes et un penchant pour la culture. La famille Al-Thani s’illustre depuis une décennie dans les ventes d’art islamique et orientaliste. Le cheikh Abdulaziz collectionne depuis longtemps des armes islamiques tandis qu’un autre cousin, le cheikh Hassan, s’est entiché depuis sept ans de tableaux orientalistes avec un appétit tel qu’on lui attribue la possession d’au moins 500 œuvres. “La première approche de la plupart des Orientaux, c’est l’Orient du XIXe siècle. Ils commencent avec des tableaux orientalistes ou des laques quadjars s’il s’agit de l’art persan, des pièces narratives et chatoyantes. Peu de Moyen-Orientaux s’intéressent à des objets de l’époque médiévale”, observe l’expert et galeriste parisienne Annie Kevorkian.
Contrairement à ses coreligionnaires, Cheikh Saoud ne se cantonne pas à l’art proprement islamique. En 2000, il emporte pour 549 000 euros un grand plat Iznik daté vers 1550-1555 issu de la collection Jules Chompret. Il s’intéresse aussi aux tissus coptes et à l’archéologie égyptienne. La médiatisation du collectionneur date surtout de la vente des photographies réunies par les Jammes chez Sotheby’s en 1999. Au cours de cette dispersion, il achète pour plus de 6 millions d’euros, soit plus de la moitié des lots. Il fut notamment l’adjudicataire pour 507 500 livres sterling (735 552 euros) de la photographie la plus chère du monde, la Grande Vague de Gustave Le Gray. Il aurait aussi acquis en 2001 par l’intermédiaire du marchand new-yorkais Hans Kraus la collection de 136 photographies appartenant à Werner Bokelberg, pour un montant estimé à 15 millions de dollars (13,9 millions d’euros). Amateur de belles pierres, il fut l’un des principaux prêteurs de l’exposition sur le diamant à la galerie de Minéralogie du Muséum national d’histoire naturelle à Paris en 2001. Selon la joaillière londonnienne Alisa Moussaieff, il affectionne les pierres de couleur, de préférence dotées d’une grande provenance. Sa boulimie tous azimuts le conduit aussi sur les chemins de l’Art déco. Il est depuis environ quatre ans, avec le Français Laurent Négro, le plus frénétique des amateurs du mobilier dessiné pour le maharadjah d’Indore dans les années 1930. D’après la galeriste parisienne Anne-Sophie Duval, il aurait déjà quasiment reconstitué l’ensemble dispersé par Sotheby’s en mai 1980.

Goût des musées
L’Arabie saoudite compte aussi une demi-douzaine d’amateurs. Collectionneur depuis vingt ans, le cheikh Rifaat el-Ard a créé au Liechtenstein la Fondation Furusiyya, dédiée aux objets de chasse et d’équitation. Ses dépenses sont souvent “raisonnables”. En témoigne un casque de l’Égypte mamelouk du milieu du XVe siècle, présenté dans le cadre de l’exposition “Chevaux et cavaliers arabes” à l’Institut du monde arabe en 2002, acquis pour 150 000 francs chez Tajan en mars 1996. La famille régnante achète aussi ponctuellement depuis quinze ans en faveur du Musée de Riyad. Ces deux dernières années, un nouvel amateur saoudien est entré en lice. C’est lui qui a emporté pour 3,6 millions d’euros l’amphore hispano-mauresque vendue par l’étude Bailly-Pommery le 17 juin 2002, à Paris. D’après Annie Kevorkian, il souhaiterait créer un musée soulignant l’influence de l’islam sur le monde occidental.
Ce goût des musées est symptomatique des nouveaux collectionneurs. Éclipsée par la médiatisation du cheikh Nasser, la collection de céramiques, métaux et costumes anciens de Tareq et Jehan Rajab est l’une des plus anciennes du Moyen-Orient. Constitué dans les années 1950, l’ensemble, d’une grande cohérence, fut ouvert au public en 1980. Au Bahrein, Le docteur Abdul Latif Jassim Kanoo a créé en 1990 la Fondation Beit al-Quran, une fondation islamique regroupant un ensemble de corans collectés depuis vingt ans. De même, Cheikha Hussa insiste sur la dimension citoyenne de leur démarche : “La formation et l’enrichissement de la collection Al-Sabah ainsi que sa transformation en musée national ont obéi à une conviction d’ordre purement culturel, stimulée par le sens profond d’une responsabilité particulière à l’égard de la civilisation arabo-islamique. Le fait de rendre cette collection accessible au public n’a pas été un geste à proprement parler philanthropique mais plutôt une démonstration de gratitude envers l’État du Koweït”, écrivait-elle dans la préface du catalogue de l’exposition “Art islamique et mécénat : trésors d’art du Koweït” à l’Institut du monde arabe en 1990. Pourtant, la nouvelle génération de dirigeants et a fortiori de collectionneurs de ces pays est moins rigoriste que ses aînés. “Ils sont très différents de leurs pères ou leurs grands-pères, qui étaient beaucoup plus sectaires. Ils ont souvent fait leurs études à l’étranger et sont plus ouverts dans une certaine mesure. Le cheikh Hassan achète par exemple des tableaux orientalistes représentant des femmes à moitié nues. Il y a encore dix ans, c’était intolérable”, explique un observateur. Preuve s’il en est que les collectionneurs du Moyen-Orient sont paradoxaux. D’un côté, ils cèdent à la vision coloniale d’un Orient de pacotille, de l’autre ils affichent un esprit de revanche en créant des musées à la gloire de la culture islamique. En embrassant plusieurs civilisations, la démarche du cheikh du Qatar est sans doute moins sujette à ses résurgences religieuses.

Adjudications irrationnelles
Indépendamment des soubresauts réguliers de cette région, les acheteurs moyen-orientaux ne rechignent pas à la dépense. On pourrait comparer les joutes d’enchères entre Cheikh Nasser et Cheikh Saoud à celles de François Pinault et Bernard Arnault. De leur combat épique naissent des adjudications irrationnelles. En avril 2000, chez Christie’s, l’appétit des deux hommes a fait grimper le prix d’un modeste panneau égyptien en stuc jusqu’à 480 000 livres (695 668 euros) en faveur du cheikh Saoud. Dans la série des achats incompréhensibles, le cheikh Al-Thani a acquis, en juin chez Artcurial, une sculpture égyptienne en diorite d’époque saïte pour 2 millions d’euros, huit fois plus que son estimation. Un prix aberrant pour une sculpture de la basse époque, surtout pour un amateur de l’époque d’Akhenaton ! “Les autres membres de la famille Al-Thani achètent à des prix normaux alors que le cheikh Saoud s’emballe. Depuis quelque temps, le cheikh Nasser du Koweït préfère laisser des ordres d’achat plutôt que d’intervenir au téléphone”, souligne un familier. D’après une autre source, les cheikhs du Qatar et du Koweït, échaudés par les nombreuses manipulations de prix dont ils ont fait l’objet, pourraient suspendre pendant quelque temps leurs achats en vente publique. “Contrairement à ce qu’on pense, le cheikh du Qatar doit rendre des comptes à son État car il achète pour une future collection publique. Il ne peut pas se permettre de dépenser des sommes inconséquentes comme certains l’y poussent”, insiste ce proche.
Malgré les coups de boutoirs fréquents quant à leur supposé mauvais goût et leur naïveté galopante, les collectionneurs moyen-orientaux ont en dix ans affûté leur regard. “Ils se trompent de moins en moins. Ils ont certes des conseillers, mais ils agissent plutôt en franc-tireur avec des coups de têtes permanents, estime un connaisseur. Aujourd’hui, on attend que Dubaï entre dans la danse. Quand la famille Al-Maktoum, qui, pour l’instant, ne s’intéresse qu’aux chevaux, commencera à collectionner des œuvres d’art, ce sera dix fois plus que le cheikh Saoud.”

L’attrait des gemmes

L’évocation de l’Orient semble indissociable des gemmes. Les collectionneurs du Moyen-Orient sont réputés pour leur appétit des belles pierres précieuses. De 1988 à 1995, Robert Mouawad et le cheikh Ahmed Hassan Fitaihi, deux marchands établis en Arabie saoudite, ont dominé le marché de la haute joaillerie, n’hésitant pas débourser des sommes faramineuses pour les menus plaisirs de leur clientèle. Le premier s’était fait une spécialité des diamants de couleur qu’il s’empressait de rebaptiser de son propre nom. En novembre 2000, il a acheté un diamant poire de 60,19 carats pour 4 millions de dollars. Il l’a aussitôt affublé du nom de “Mouawad Mandera�?. Son concurrent direct, Fitaihi, est réputé pour l’achat d’un diamant à hauteur de 16 millions de dollars en 1995. Plus imprégné que son concurrent de l’imagerie orientale, il l’a appelé “Star of the Season�?. Les goûts en matière de pierres semblent avoir évolué. “Depuis deux ans, les Moyen-Orientaux préfèrent des formes plus simples, moins tapageuses. Les collectionneurs masculins cherchent des pièces très pointues, moins baroques�?, observe la joaillière Alisa Moussaieff.

Thématiques

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°176 du 12 septembre 2003, avec le titre suivant : Les passions des collectionneurs du Moyen-Orient

Tous les articles dans Marché

Le Journal des Arts.fr

Inscription newsletter

Recevez quotidiennement l'essentiel de l'actualité de l'art et de son marché.

En kiosque