La sociologue et le marché

Portrait de Raymonde Moulin, ex-directrice de recherche au CNRS

Par Françoise Chauvin · Le Journal des Arts

Le 9 novembre 2001 - 1204 mots

Fondatrice du Centre de sociologie des arts, Raymonde Moulin, tel un ethnologue, étudie les mécanismes de fonctionnement du marché de l’art. Jeune étudiante, elle voulait vivre dans son époque et rencontrer les artistes maudits. Elle a connu les plus grands, et, depuis, le mythe de la bohème n’est plus tout à fait le même.

PARIS - « Je veux vivre dans mon siècle. » La jeune fille volontaire qui prend cette décision se nomme Raymonde Moulin. Nous sommes à la fin des années 1950 ; Raymonde, déjà bardée de diplômes, vient de refuser de se spécialiser en histoire ancienne. Celle qui est devenue directrice de recherche au CNRS en sociologie de l’art s’amuse des prétentions de l’étudiante qu’elle était alors. « Je souhaitais travailler sur la condition de l’artiste. Je l’imaginais à tort comme un être maudit, un autre Rimbaud. » En cette après-guerre intellectuellement brillante, les licences en sciences sociales n’ont pas encore droit de cité. Elle prend conseil auprès de Raymond Aron. Son verdict tombe, bien dans l’esprit avant-gardiste du philosophe : « Pour étudier l’artiste aujourd’hui, il faut analyser le marché de l’art. » Consternation. Personne n’y avait pensé, pas même Raymonde Moulin qui soupire : « Je ne suis pas économiste. » La conclusion de Aron est sans réplique. « Mieux vaut être sociologue. » À cette époque, le CNRS, dirigé par des physiciens, méprise la culture et les sciences de l’art : « C’était pour les femmes. » Peu importe, Raymond Aron, encore lui, apporte son soutien à la jeune fille qui ne s’en laisse pas compter. C’est décidé, elle étudie le marché de la peinture contemporaine en France. Démarche audacieuse en cette période troublée où l’abbé Morel, lors d’une conférence pro-art abstrait au « Centre Richelieu », se fait traiter d’antéchrist et déclenche une bataille digne de celle d‘Hernani, nécessitant l’intervention de la police. Raymonde Moulin se lance et réalise des entretiens avec les grands marchands et les collectionneurs. « J’étais dans une situation privilégiée pour les faire parler, j’avais des diplômes universitaires. Je n’étais pas de leur monde, ils ne me retrouveraient donc pas dans un dîner en ville. Je n’étais pas non plus journaliste. Et je leur paraissais plutôt pauvre et donc honnête ! » Au tournant des années 1960, les amateurs se regroupent pour acheter des œuvres encore bon marché. « Comme celles de Poliakoff, un peintre qui, pour vivre, jouait alors du violon dans les cabarets. » Puis, lorsque l’artiste entrait enfin dans une galerie, commençait à être connu, ses premiers acheteurs vendaient aux enchères. Si le prix obtenu était moins élevé que chez le marchand, ils faisaient tout de même une bonne affaire, compte tenu de leur mise de départ. « C’était du dumping, insupportable pour la galerie. Aujourd’hui, c’est le contraire, ils achètent en galerie et font monter les cotes dans les ventes publiques. » Éternel bégaiement de l’histoire puisque Pissarro se révoltait déjà : « l’amateur ne voit aujourd’hui le tableau que comme une valeur en Bourse. C’est à vous dégoûter de faire partie d’une corporation aussi tombée ».

Les rapports du créateur avec l’argent
Raymonde Moulin se trouve alors au cœur de son hypothèse de départ : quels sont les rapports du créateur avec l’argent ? Peu à peu sa théorie évolue. « Obtenir le succès artistique posthume est une injustice, les artistes ont droit au succès et ne doivent pas se repentir de s’enrichir. » Et d’ajouter :  »Monet en son âge mûr gagnait très bien sa vie, il touchait 21 000 francs par an alors que le plus haut traitement dans la fonction publique ne dépassait pas 20 000 francs. » Et de citer Rubens, qui, sans aucune modestie, proclamait : « Je suis l’alchimiste qui transforme mes toiles en sac de doublons. » Et assène sans préalable, « l’art contemporain a toujours été plus cher que l’art ancien ».
Stupéfaction. « Ce qui est à la mode, quelle que soit l’époque, se vend plus cher, souligne-t-elle évoquant une anecdote concernant le duc d’Aumale qui achète, en 1889, 190 000 francs, un tableau de Jean-Louis Ernest Meissonier, un contemporain, et quatre mois plus tard, pour la même somme acquiert 311 portraits des Clouet et de leur école, des XVIe et XVIIe siècles. »

Raymonde Moulin s’amuse encore de ses rencontres avec les peintres : « Quand on leur demande quelles sont les clefs de leur réussite, ils deviennent plus sociologues que vous. » Elle poursuit avec humour : « Quant au rapport des artistes avec la sociologie, ma religion est faite ! Quand le marché va mal et qu’ils ont des difficultés à assurer le quotidien, ils attendent beaucoup des sociologues qui doivent leur expliquer pourquoi c’est le marasme et trouver des solutions. À l’inverse, lorsque tout va bien, les peintres nous évitent. Ils préfèrent la compagnie des philosophes et des esthéticiens qui parlent de leur œuvre et non d’argent. » Certains, comme Dubuffet, savent parfaitement organiser leur carrière. Pour lui, un marchand était « un secrétaire ». Sa première rencontre avec l’artiste – qui a actuellement les honneurs du Centre Pompidou – reflète l’orgueil du maître. « Mon premier ouvrage – ma thèse –, Le Marché de la peinture en France, venait d’être publié. Il m’a téléphoné à 7 heures du matin, furieux. Comment avez-vous pu écrire un livre comme celui-ci sans me rencontrer ? Alors, durant trois mois, je l’ai vu tous les samedis. » Pendant une dizaine d’années, entre 1970 et 1980, Raymonde Moulin étudie les systèmes artistiques en URSS et aux États-Unis. Drôle de démarche qui aboutit à une conclusion quasi universelle : « la référence à l’histoire montre que quelles que soient les sociétés, il est difficile d’assurer à la fois la liberté de la création et la sécurité du créateur ». Quelques années plus tard, le marché de l’art s’emballe. « Aux USA, par exemple, Julian Schnabel ou Keith Haring étaient traités comme des stars. » Et puis, à nouveau, tout a basculé. « Nous nous trouvons aujourd’hui dans une période sans critère de jugement. Tout a droit à l’appellation d’art. » Le système économique est lui aussi ébranlé. « Il y a encore trente ans, les marchands et les critiques construisaient le marché. Raymond Aron qualifiait les galeries d’entrepreneurs de peinture !

Aujourd’hui, les galeristes ont plus de difficultés, il faut réaliser des montages financiers pour construire certaines installations. La pluralité des sources de financement est cependant bienfaisante, elle assure l’indépendance à un artiste. » Cette grande dame de la sociologie se réjouit : « j’ai eu une vie de sociologue heureuse, en rencontrant tous les acteurs du marché de l’art ». Fini le temps ou la jeune fille pensait découvrir l’artiste bohème. Elle se régale d’un souvenir qui a contribué à déboulonner le mythe. C’était lors d’une de ses premières rencontres importantes avec le peintre Soulages. « Il m’a fait monter dans sa Jaguar. Je ne m’étais jamais assise dans une telle voiture. » Puis il l’a apostrophée :  »Vous ne trouveriez pas étonnant de monter dans la Jaguar du chirurgien de votre ville natale. » Et, conclut-elle avec humour : « c’est là que j’ai compris que définir les artistes par la bohème était décidément une idée romantique. »

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°136 du 9 novembre 2001, avec le titre suivant : La sociologue et le marché

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