Le temps des systèmes alternatifs

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 septembre 2002 - 1572 mots

Avec Brise-glace à Grenoble, Antre-Peaux à Bourges, la Laiterie à Strasbourg, La Miroiterie ou Rivoli à Paris, on assiste depuis une bonne dizaine d’années à la multiplication de nouveaux lieux de création, en marge des labels institutionnels. Visite de ces endroits insolites, friches ou squats, qui viennent bousculer les habitudes du public et redéfinir le statut de l’artiste.

Alors que des associations d’artistes, architectes, designers ou même opérateurs culturels inventent de nouveaux outils et de nouveaux espaces (l’exposition ZAC 99 s’en était fait l’écho au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris), les friches culturelles et squats d’artistes, plus directement conditionnés par une rencontre avec un lieu, viennent redéfinir un public et bousculer le statut des artistes en même temps que leurs modes de production et de diffusion. En témoigne l’intérêt soudain des institutions culturelles. En juin 2001, paraît le rapport Lextrait, à la demande du Secrétariat d’Etat au Patrimoine et à la Décentralisation culturelle, traitant de l’émergence de ces nouveaux territoires et de l’ajustement nécessaire de la politique culturelle à ces propositions d’un genre nouveau et souvent incontrôlables. Suivra en février 2002 la rencontre « Nouveaux territoires de l’art » organisée à La Belle de Mai à Marseille, réunissant plusieurs centaines d’acteurs venus débattre de leurs initiatives. Quant à l’avenir de l’équipe interministérielle et des budgets finalement mis en place pour les accompagner, leur avenir est suspendu aux mains de la nouvelle équipe gouvernementale... Enfin, le Palais de Tokyo organise en septembre et pour la première fois une exposition documentaire retraçant les parcours des squats artistiques parisiens de ces vingt dernières années. Bien souvent traités sous un même chapeau à très larges rebords, friches et squats désormais qualifiés pudiquement de « lieux intermédiaires » par le ministère de la Culture ne répondent pourtant pas forcément aux mêmes manques, ni aux mêmes désirs. Les premiers se rapportent à un lieu, les seconds désignent avant tout une occupation sans droit ni titre. Les uns ont tant bien que mal trouvé un espace légitime dans le paysage culturel, les autres continuent d’être commentés comme un objet sociologique. Et ce n’est pas la moindre des nuances.

Déjà bien exploitée dans les pays anglo-saxons, l’occupation (légale ou non) des friches industrielles flirte dans un premier temps avec la contre-culture punk et le rock alternatif (Melkweg à Amsterdam, UFA-Fabrik à Berlin). Leurs moteurs : la libération des expressions et l’autogestion. A la fin des années 80, le principe de la réhabilitation d’architectures industrielles en déshérence à des fins culturelles commence à faire des émules un peu partout en Europe, au risque peut-être de s’uniformiser. Certaines, parmi lesquelles La Belle de Mai à Marseille, Mains d’œuvre à Saint-Ouen ou Le Confort moderne à Poitiers se regroupent même en un réseau international, TransEuropeHalles. Sans qu’une définition homogène de ces friches soit fondée, elles semblent toutefois répondre à un souci premier de pluridisciplinarité sur fond de démocratisation culturelle et d’intégration des pratiques artistiques et culturelles à la vie de la cité. Tournées vers l’expérimentation, la recherche et l’action culturelle, elles ont pour la plupart trouvé un cadre légal et des béquilles financières auprès des collectivités territoriales. Ainsi La Belle de Mai, friche géante installée dans les anciens locaux de la SEITA à Marseille est-elle subventionnée à hauteur de 4,5 millions d’euros, tout en maintenant une relative autonomie de pilotage. Autonomie revendiquée avec force par les squats d’artistes. A la différence des friches, ces derniers répondent moins à un projet culturel qu’à une double nécessité : trouver un espace de travail et de diffusion et redonner vie à des bâtiments incultes. Progressivement repoussés en périphérie en raison du coût des loyers et de la carence d’ateliers, des centaines d’artistes vivant pour la plupart du RMI (on compte à Paris une trentaine de squats d’artistes) réquisitionnent des lieux abandonnés au cœur des grandes villes. Interroger la loi en même temps que la politique culturelle, replacer la création artistique dans un espace social et communautaire, tels sont les enjeux premiers de leurs actions. Imaginant une pratique du quotidien, ne proposant ni modèle esthétique, ni idéaux communs, les derniers nés s’éloignent quelque peu de l’image d’Epinal du squat artistique : invariables bricolages, matériaux de récupération, saturation d’espace sur fond d’affiches, slogans, bouts de ficelles, utopie et mauvais vin. Les artistes squatters viennent d’horizons de plus en plus variés et les pratiques artistiques se diversifient sensiblement. Toutefois, l’exigence artistique ne fonde pas la validité de ces expériences collectives et le contenant semble bien avoir pris le pas sur le contenu. De plus, l’amalgame entre aventure sociale, politique et artistique revendiqué à la fin des années 70 résiste toujours.

Pris entre un principe d’autogestion et la nécessité de palier à leur précarité, les artistes réclament des accords avec les propriétaires (privés ou publics) sous forme de baux précaires ou de conventions d’occupation. Peut-être un brin moins festifs et agités que leurs aînés, les derniers nés, parmi lesquels Rivoli, Alternation, Une Galette dans l’art ou encore Balthasart semblent chercher les conditions de leur stabilité sans pour autant sacrifier leur indépendance et tentent de mettre en place un réseau moins informel. La vaste entreprise de récollection documentaire nécessaire au montage de l’exposition du Palais de Tokyo en est sans doute une étape. Cette dernière a pour objectif de « mettre tous ces lieux en relation et d’inciter le public à aller les visiter » explique son commissaire Marc Sanchez. Aucune œuvre exposée, mais un témoignage historique, l’exposition s’annonce comme une opération un brin démagogique, un brin contrainte (son organisation résulte initialement d’une manifestation organisée par les squatters au sein du PDT, agacés par l’esthétique du lieu perçue comme un recyclage cynique de squat) mais certainement de bonne volonté. « Nous voulons lever les a priori, éviter de généraliser, montrer que ces expériences sont complexes et qu’elles sont faites d’individualités. Les artistes squatters ne sont pas des troglodytes, mais des artistes au même titre que les autres ». Artistes squatters, institutions et galeristes prendront peut-être un jour le risque d’offrir ces productions au regard du public sans écran contextuel. « Il n’y a aucune impossibilité, assure Marc Sanchez, le critère de sélection n’est pas celui-là. Nous n’exposons pas d’artistes belges. Nous n’exposons pas d’artistes femmes. Nous exposons des artistes. Nous n’avons que quelques mois de vie. Laissez-nous le temps... » Rendez-vous est pris.

Art cloche (1980-1989) : première génération
Après deux expulsions successives, un petit groupe d’artistes, parmi lesquels Jean Starck, Nicolas Pawlowski et Henri Schurder investit le 6, rue d’Arcueil à Paris (14e), un ancien entrepôt de bombes datant de la Seconde Guerre mondiale. Alors que le lieu est déjà squatté par quelques clochards, le local est retapé, la cohabitation s’organise et donne naissance au mouvement Art Cloche le 15 juin 1981. Peintres, sculpteurs, photographes ou acteurs imaginent alors un espace communautaire, « une zone d’occupation mi-barbare, mi-artistique ». S’il se réclame volontiers de Dada ou de Fluxus, Art Cloche s’inscrit avant tout dans une dynamique contestataire, récupérant pêle-mêle critique du système capitaliste, contre-culture et vague anarchiste face à la « marchandisation de l’art ». Sans pour autant manier un langage plastique commun, ils participeront à la construction de l’image bientôt tenace d’un art des squats fondé sur l’assemblage de matériaux de récupération et sur la (énième) nécessaire fusion de l’art et de la vie. Expulsés le 27 juin 1986, après six ans d’activités, les artistes trouvent refuge dans une usine désaffectée de la rue d’Oran (18e) et y installent le Musée Art Cloche, historisant avec jubilation la première période d’Arcueil, jusqu’à l’expulsion suivante. Entre temps, les agitateurs auront monté festivals, expositions, performances, accueilli Beuys, Raynaud ou Bacon, ouvert un bar, organisé une vente à Drouot et une Fiac off (en 1989), imprimé un pastiche d’Art Press, et surtout ouvert une brèche, par laquelle s’engouffreront bien d’autres artistes squatters se réclamant des mêmes principes que leurs aînés.

L’Antre-Peaux : friche citoyenne
En 1984, une poignée d’étudiantes des Beaux-Arts de Bourges, un brin énervées, formées à la culture punk, fonde l’association Emmetrop. Après avoir illégalement occupé une ancienne biscuiterie, l’association finit par négocier en 1989 une implantation conventionnée mais provisoire dans une friche rebaptisée L’Antre-Peaux. Echappant de justesse à la destruction, le lieu semble aujourd’hui avoir convaincu et devrait voir se réaliser un projet de réhabilitation. Maintenant avec lucidité le fragile équilibre entre contestation et proposition, il abrite désormais cinq associations pluridisciplinaires sous la houlette d’Emmetrop et s’efforce de s’autofinancer à hauteur de 30 %. En plus du complet kit culturel de la friche (ateliers résidences, studio, salle de spectacles, arts vidéo et multimédias, conférences, rencontres, expositions, concerts...), L’Antre-Peaux cultive avec fermeté et enthousiasme ses particularités : un espace d’art contemporain, Transpalette, alternant jeunes artistes et figures du milieu de l’art (Daniel Buren ou Claude Lévêque y ont posé leurs installations), une école du cirque,
une attention manifeste pour les arts de rue, auxquels les acteurs du lieu ajoutent le développement culturel comme activité artistique à part entière, en associant à leurs propositions jeunes et habitants des quartiers alentours.

- L’événement Il est double : pendant 23 jours, des manifestations se tiennent dans différents squats d’artistes parisiens, et, dans le même temps, le Palais de Tokyo ouvre un espace présentant des documents sur l’histoire de ces lieux. - « L’Affaire des squats d’artistes-23 jours autour d’une histoire dans les squats d’artistes et au Palais de Tokyo », Palais de Tokyo, 11, av. du Pdt Wilson, 75116 Paris, tél. 01 53 67 40 00. Du 10 septembre au 2 octobre.

- Quelques adresses de squats participant à ce festival : Alternation, 19-20, rue Pierre Bourdan, 75012 Paris. Art et Toit, 16, rue Leroyer, 94300 Vincennes. Bo'liveart, 13, rue de l'Equerre, 75020. Chez Robert Electron libre, 59, rue de Rivoli 75001. Frichez-nous la paix, Label Grange, 22, rue Denoyez, 75020. La Cour des Noues, 6, rue de la Cour des Noues, 75019. La Manufacture du Nouveau Monde, 30, rue de Thioville, 75019. La Miroiterie, 88, rue de Ménilmontant, 75020. La Taverne des Singes, 157, rue Pelleport, 75020. La Tombe Issoire, 118, rue de la Tombe Issoire, 75014. Macaq Troubadour, 4, rue Lemercier, 75017. Une galette dans l'art, 6, rue Dauphine, 75006. CAES, 1, rue Edmond Bonté, Ris Orangis. Collectif Balthasart, 104, rue des Couronnes, 75020.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°539 du 1 septembre 2002, avec le titre suivant : Le temps des systèmes alternatifs

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