Résurrection de Jacques Blanchard

Le « Titien français » sort de l’oubli

Le Journal des Arts

Le 27 février 1998 - 1240 mots

Considéré dans les années 1630 comme l’égal de Simon Vouet, Jacques Blanchard avait été orgueilleusement qualifié de « Titien français ». Ce surnom devait nuire à sa postérité dans un milieu académique dominé par l’idéal raphaélesque, négligeant cette peinture soupçonnée de ne s’adresser qu’aux sens. Grâce à un patient travail de reconstitution d’un œuvre dispersé par le temps, le Musée des beaux-arts de Rennes peut aujourd’hui présenter la quasi-totalité des tableaux attribués à Blanchard, soit plus d’une quarantaine de toiles.

Un tableau du Louvre montre un homme surprenant au hasard de sa promenade une assemblée de femmes nues, Vénus et les Grâces, nonchalamment étendues à l’abri d’un sous-bois. Ici le sujet importe peu, seules comptent “la grâce que le pinceau confère à un tableau qui pourrait être simplement graveleux, les grandes courbes qui scandent si heureusement l’instant du réveil”, note Jacques Thuillier. Les mêmes observations conviennent aussi à la Danaé de Lyon, recevant l’hommage de Jupiter sous la forme d’une pluie d’or. Célébration du plaisir, celui de regarder et celui de peindre, ces deux toiles sont emblématiques de la poétique hédoniste de Jacques Blanchard. Les amateurs de l’Ancien Régime ont également été sensibles à cet aspect de son art, comme en témoigne Henri Sauval, en 1724. Dans sa description de la galerie de l’hôtel Bullion peinte par Blanchard, il s’attarde sur une Diane et note que “ce n’est qu’une demi-figure, mais il s’y voit tant de belles parties qu’il est fâcheux que le reste soit enveloppé de nuages”. Et ses charmes, notamment “sa gorge blanche”, sont tels qu’ils “donnent de la tentation à ceux qui la regardent trop curieusement”. Cette note sensuelle, voire érotique, a souvent été mise sur le compte de sa découverte de la peinture vénitienne, lors de son séjour en Italie entre 1624 et 1628. Comme la plupart de ses contemporains, Blanchard s’est en effet rendu dans la péninsule pour y étudier les chefs-d’œuvre de l’Antiquité
et de la Renaissance. Ce voyage obligé permettait aux jeunes artistes de s’instruire en copiant les maîtres, Raphaël, Michel-Ange et autres Titien,
et en observant les formes idéales de la
sculpture antique.

Le pouvoir de la peinture
Après un passage dans l’atelier d’Horace Le Blanc (1620-1624), dont l’art, ou ce qu’il en reste, préfigure en partie le sien, il est allé successivement à Rome (1624-1626), à une époque où émergeait un courant néo-vénitien incarné par Pierre de Cortone, bientôt suivi par Nicolas Poussin, puis à Venise (1626-1628), avec une étape à Turin. Son séjour dans la Sérénissime a été déterminant dans la genèse de son style : face aux œuvres de Titien et de Véronèse, il a eu la révélation de la couleur et a certainement pris conscience du pouvoir de la peinture dans la suggestion d’un univers de beauté et de plaisir. Dans Angélique et Médor (New York), en célébrant les noces de l’homme et de la nature, il retrouve l’harmonie qui fait tout le prix de la peinture vénitienne du XVIe siècle. À l’opposé de cette atmosphère élégiaque et contemplative, sa Bacchanale de 1636, rythmée par le contraste des carnations, est pleine de fureur dionysiaque. Une œuvre comme celle-ci suggère la connaissance de la galerie Médicis, commandée à Rubens et installée en 1625 au Palais du Luxembourg (aujourd’hui au Louvre) : les orgies de chairs et de couleurs du maître flamand trouvent manifestement un écho dans ce tableau, ou dans Vénus et les Grâces surprises par un mortel. Cette composante charnelle, très présente dans ses œuvres mythologiques, irrigue aussi ses toiles bibliques. Suzanne et les vieillards (Richmond), célébration de la beauté féminine plus qu’illustration d’un épisode de la Bible, confirme que Blanchard “se plaisait à peindre des femmes nues”, ainsi que le remarquait Félibien, biographe des peintres du XVIIe siècle. En revanche, l’Histoire est singulièrement absente de l’univers de l’artiste ; seuls deux tableaux relevant de ce genre ont pu lui être attribués, représentant respectivement la mort de Cléopâtre et celle de Lucrèce. Sans doute la violence inhérente à de nombreux sujets historiques convenait-elle mal à sa poétique délicate.

L’expression de la tendresse
Si l’érotisme a beaucoup contribué à son succès, les thèmes religieux occupent néanmoins une place majeure dans son œuvre. Après la présentation de L’Assomption (Cognac, église Saint-Léger) en 1629, il  “fait quantité de vierges à demi-corps, et comme il savait leur donner des expressions fort agréables, plusieurs personnes étoient bien aise d’en avoir de sa main”, note Félibien. Ses Charité ont également contribué à asseoir sa réputation : des trois réunies à Rennes, empreintes de douceur et de tendresse, émanent un rare sentiment de bonheur et de plénitude. Ces qualités ont certainement séduit la corporation des orfèvres qui, en 1634, lui commande une Descente du Saint Esprit pour l’offrir à la cathédrale Notre-Dame de Paris. Cependant, le chef-d’œuvre religieux de Blanchard reste La Flagellation (Rennes), dans laquelle un Christ puissant se livre avec ses bourreaux à un ballet gracieux, dénué de l’âpreté habituelle du martyre. Ce tableau, à la composition simple mais élégante, mettant en scène un nombre réduit de personnages avec peu d’accessoires dans un espace restreint, est caractéristique de son style. Ici s’esquisse l’ascendant de l’école bolonaise des Carrache, déterminant dans la genèse du premier classicisme français, aussi appelé atticisme.

À Paris, où il revient en 1629, des financiers opulents le chargent de décorer leurs hôtels particuliers bâtis à grands frais. À partir de 1631, il consacre une grande partie de son activité à ces chantiers, rivalisant avec Simon Vouet. Les décors réalisés pour les hôtels Le Barbier et Bullion ont – hélas ! – été détruits, avant même la Révolution pour le second. Cette disparition précoce témoigne du dédain dont ont été victimes Blanchard et la plupart des artistes actifs sous le règne de Louis XIII : Vouet, La Tour, La Hyre, Perrier, Poerson… Le dogme académique, glorifiant le classicisme de Raphaël et de Poussin, a précipité ces peintres dans un purgatoire d’où ils sortent à peine. Pourtant, Blanchard et Vouet “ont beaucoup contribué à remettre en France le bon goust de la peinture, & à élever cet Art au point où il est aujourd’huy. Car lorsqu’ils revinrent d’Italie, ils firent voir des tableaux d’une manière tout autre que celle dans laquelle l’on estoit alors tombé en France” (André Félibien, Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes, 1685). Ces lettres de noblesse n’ont pas suffi à épargner à leurs œuvres l’outrage du temps : destructions, pertes, attributions fantaisistes, tout a concouru à rayer leurs tableaux de l’histoire. Heureusement, les recherches passionnées d’une poignée d’historiens de l’art ont permis d’en dresser une première liste. Jacques Thuillier, après La Tour et Vouet, s’est intéressé à Blanchard et lui attribue aujourd’hui près de cinquante tableaux. La publication, dans le catalogue raisonné de l’artiste rédigé par ses soins, de toutes les gravures réalisées d’après ses tableaux, devrait permettre la réapparition prochaine de nombre d’entre eux. Si l’on se rappelle avec Félibien qu’”on lui a vu peindre une figure entière grande comme nature en deux ou trois heures de temps”, sa production a certainement été considérable, malgré une mort prématurée à l’âge de 38 ans.

À voir
JACQUES BLANCHARD (1600-1638), du 6 mars au 8 juin, Musée des beaux-arts de Rennes.

À LIRE
Catalogue par Jacques Thuillier, éd. Musée des beaux-arts de Rennes, 336 p., 80 ill. coul., 220 F.
Cette exposition a été choisie par le Magazine des Expositions, qui lui consacre un dossier dans son numéro 7 du 20 mars.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°55 du 27 février 1998, avec le titre suivant : Résurrection de Jacques Blanchard

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