La 48e Biennale de Venise annexe de nouveaux territoires

Harald Szeemann ouvre les espaces de l’Arsenal aux jeunes artistes

Le Journal des Arts

Le 28 mai 1999 - 1497 mots

Le 13 juin sera inaugurée la 48e Exposition internationale d’art de la Biennale de Venise, dont le commissariat est, pour la seconde fois de son histoire, confié à un non Italien : Harald Szeemann. Les innovations sont nombreuses, comme nous pouvions nous y attendre de la part du Suisse. Celui-ci n’a pas oublié qu’il a été, en 1980, le concepteur, avec Achille Bonito Oliva, d’« Aperto », l’espace réservé aux jeunes artistes, supprimé lors des deux dernières éditions organisées par Jean Clair et Germano Celant. Le titre , « dAPERTutto » (Ouvert partout), est l’un des calembours qu’affectionne Szeemann, mot d’ordre de la Biennale choisi pour signifier qu’il n’existera, cette fois-ci, aucune distinction entre jeunes artistes, créateurs reconnus et auteurs confirmés. Le parcours de l’exposition subit également un changement. Enfin, la Biennale a, pour ses cent ans, adopté le statut de « société de culture ». Szeemann, nommé sur le tard, nous explique comment il a gagné cette course contre la montre.

Harald Szeemann, au-delà du slogan de cette Biennale, “dAPERTutto”, qui laisse entendre une assimilation totale entre artistes émergents et créateurs confirmés, quel sera le fil conducteur ou même le thème de l’exposition ?
“dAPERTutto” est en soi le thème de la Biennale 1999. Ce n’est pas une exposition thématique, mais une exposition promenade, horizontale, une structure d’événements entre espaces connus et espaces nouveaux. J’ai pensé que la Biennale de Venise avait besoin de nouvelles lignes directrices pour exposer les artistes des années quatre-vingt-dix. La manifestation accueille surtout des Chinois, une vingtaine environ. Après avoir organisé des expositions à Tokyo et ailleurs en Extrême-Orient, j’ai voulu remonter à l’origine, à Beijing. L’intérêt à leur égard va croissant, même à New York. Ce sont des artistes qui introduisent des thèmes nouveaux de leur histoire – qui est remarquable – et qui sont en même temps en contact avec les mass média occidentaux. Ils ont en plus une incroyable virtuosité picturale, car ils ont été formés par des années d’académie. Yang Shaobin, par exemple, peint des têtes extraordinaires, comme les premières qu’a réalisées Baselitz. Du reste, l’art contemporain est dans une période d’absence de style unificateur, contrairement à autrefois avec le Pop Art ou la Trans-avant-garde. C’est une époque de fortes expressions d’identités, qui apparaissent aussi chez les femmes, tout au moins depuis que l’art s’est fait plus “léger”.

Quelques jours après votre nomination, vous disiez : “Je crois qu’il faut retrouver un peu de la spiritualité de l’art”. Que vouliez-vous dire exactement ?
Cela signifie ne pas faire d’expositions qui se basent sur des noms, mais sur des œuvres et sur des projets d’artistes.

Quels seront cette année les lieux essentiels de la Biennale et comment utiliserez-vous les différents espaces ?
L’exposition se déroulera dans le pavillon italien, aux Corderies et dans de nouveaux lieux : les Artiglierie, les Tese, les Gaggiandre [d’autres espaces à l’intérieur de l’Arsenal, ndlr] que le public ne connaît pas. Mon intention est de faire une seule et unique exposition dans laquelle tout serait essentiel. Il existe bien évidemment une bipolarité entre l’espace blanc du pavillon italien et les salles de l’Arsenal. Le premier est un lieu traditionnel, et j’ai confié à Jenny Holzer la conception de la façade. L’Oracle de Delphes de James Lee Byars sera installé dans la coupole de Galileo Chini. Toujours dans le pavillon italien, se tiendront deux hommages à Mario Schifano et Gino De Dominicis, confrontés aux travaux de jeunes artistes.

La Biennale a cédé le pas en 1997 à la Documenta de Cassel, et pas uniquement au niveau du nombre de visiteurs. La Documenta s’est affirmée notamment par son caractère résolument virtuel – la plupart des “œuvres” semblaient raconter l’univers cybernétique et médiatique – ou par les rencontres des “100 jours”. Dans quelle mesure votre Biennale va-t-elle retrouver la “matérialité” de l’œuvre ?
Je suis sensible à l’espace en tant que réceptacle de la matérialité et, à travers elle, du spirituel. Chaque fois que j’ai visité les ateliers des artistes invités, j’ai toujours discuté du problème de l’espace. J’espère ainsi que chaque œuvre aura sa propre respiration. Par exemple, les Artiglierie, un espace semblable aux Corderies mais sans colonne, est comme un “geste”, même en ce qui concerne les choix. J’ai pensé à des artistes qui sont vraiment capables de résister dans une salle comme celle-là. S’y déploieront l’installation de Kcho et celle de Hirschhorn, qui est plutôt chaotique. Puis un jeune Hollandais a réalisé un mur qui constitue un moment de pause. Chacun prend possession de son espace, sans division, sans panneau. Les Tese, en revanche, à part dans l’aile gauche, seront réservés à des pays qui n’ont pas de pavillon aux Giardini. Enfin, dans les Gaggiandre, de splendides entrepôts sur l’eau dessinés par Sansovino, Bruna Esposito installera un objet flottant.

Quel sera le pourcentage d’œuvres réalisées pour l’occasion ? L’une des critiques adressées à la Biennale de votre prédécesseur portait en effet sur le côté excessivement “musée” de l’exposition...
Monter une grande exposition en cinq mois implique que peu d’artistes auront le temps de réaliser des œuvres spécifiques. Néanmoins, la moitié des invités présenteront une pièce inédite ou proposeront une nouvelle installation pour la Biennale. C’est un pourcentage impressionnant, étant donné, je le répète, le peu de temps dont nous disposions.

La Biennale est une exposition internationale, mais, pour des raisons évidentes, la participation italienne a toujours été importante. Votre Biennale s’inscrira-t-elle dans cette tendance ?
Même dans le pavillon italien, il n’y aura pas de différence entre les artistes internationaux et nationaux. Ces derniers n’auront pas plus d’espaces dans l’exposition internationale. Mon choix se porte sur les jeunes artistes, Massimo Bartolini, Monica Bonvicini, Maurizio Cattelan, Bruna Esposito, Luisa Lambri, Grazia Toderi, et sur d’autres d’origine italienne qui travaillent à l’étranger. Je ne veux pas dépasser au total le chiffre de 99 artistes, italiens inclus, c’est-à-dire assez peu par rapport aux éditions précédentes.

Au moment de votre nomination, d’aucuns murmuraient : “Ce sera la Biennale de l’Arte povera”. Qu’avez-vous à répondre ?
Justement non. Je n’ai pas invité cette fois-ci les amis artistes que l’on a vus dans d’autres expositions que j’ai organisées par le passé, comme la Documenta V. Ce sera une Biennale centrée sur les jeunes des années quatre-vingt-dix, avec quelques hommages à des personnalités récemment disparues, comme James Lee Byars, De Dominicis, Shifano, Martin Kippenberger et Dieter Roth.

On vous a qualifié d’un peu démodé, développant de bonnes idées au début mais ensuite aidé surtout par le “métier”...
Pourquoi pas ? Mais je me sens bien dans ma peau de commissaire “free lance”.

L’un des mots d’ordre des grandes expositions internationales semble être la “globalisation”. Quelle est votre position ?
Pour une exposition, le terme de globalisation signifie rompre la prépondérance Europe-Amérique. L’hégémonie américaine n’existe plus, et, de toute façon, le “centre” s’est déplacé de New York à Los Angeles. D’autres pays émergent, comme le Danemark ou la Suède. Mais il s’agit d’art et chaque apport doit être considéré individuellement. Je suis très heureux que Thomas Hirschhorn, aux Artiglierie, fasse un travail contre la mondialisation, tout en démontrant quelles sont les conséquences d’un excès de nationalisme. L’art est à présent nomade, mais cela ne signifie pas une perte d’identité. Évidemment, un Morandi peignant toujours dans la même pièce à Bologne ne pourrait plus exister aujourd’hui.

Avez-vous été aidé par une équipe de commissaires et de critiques ?
J’ai fait nommer deux “commissaires assistants” pour l’exposition et le catalogue, Agnes Kolmeyer et Cecilia Liverieto, qui travaillent directement avec le personnel de la Biennale. C’est tout : ce n’est pas une équipe critico-scientifique, mais certains membres de mon équipe de toujours seront présents pour l’installation.

Sur quels financements avez-vous pu compter ? En fait, combien “coûte” la Biennale 1999 ?
C’est au président ou à la coordinatrice de la Biennale que vous devez le demander.

Après Jean Clair, vous êtes le premier directeur non Italien d’une Biennale de Venise. Les rapports difficiles entre le Français et la Biennale sont connus, et ce n’est pas un hasard s’ils ont abouti à une rupture fracassante. Quelle a été votre expérience ?
Nous voulons faire une nouvelle Biennale. Même les structures de l’organisation doivent oublier les anciennes divisions. Le fait que six directeurs aient été nommés à la tête de six sections différentes suggère une intégration des arts, dans une lecture évidemment différente du concept d’œuvre d’art totale. Par exemple, Carolyn Carlson, directrice de la nouvelle section consacrée à la danse, organisera durant la Biennale des spectacles au Teatro Verde de la Fondation Cini. Elle pourrait aussi les faire aux Gaggiandre. Nous verrons. Pour le moment, il s’agit de réaliser une exposition convaincante et vivante.

On dit que les grandes expositions internationales sont les rouages malades du système de l’art contemporain. On encense au contraire les biennales décentrées par rapport à la tradition géographique de l’art contemporain, qu’elles soient à Istanbul ou à Santa Fe. Quel est votre avis ?
Je suis pour la multiplication des biennales. Pour certains pays, c’est l’unique possibilité de connaître l’art actuel. Mais soyons clair : cela dépend toujours du commissaire de l’exposition.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°84 du 28 mai 1999, avec le titre suivant : La 48e Biennale de Venise annexe de nouveaux territoires

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