Du tronc d’arbre à la chaise Anthony, une histoire du siège

C’est au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles qu’il s’institutionnalise et prend forme

Par Gilles de Bure · Le Journal des Arts

Le 4 février 2000 - 1887 mots

Deux mille ans de sièges pour marquer l’an 2000... Une exposition ambitieuse qui embrasse toutes les époques et toutes les civilisations. Pour sa troisième édition, le Pavillon des antiquaires et des beaux-arts a décidé de tout explorer du siège, depuis les sièges de cérémonie Bambara jusqu’aux créations les plus contemporaines. Une remontée du temps en tout point fascinante.

Force est de le constater, la remontée du temps va être longue et fertile. Même si, réalité historique oblige, les quatre derniers siècles seront beaucoup plus fournis que les seize premiers. Même si, vérité géographique et économique oblige, l’Europe sera surreprésentée.

Au fil du temps donc, de-ci de-là, des rencontres, des découvertes, des surprises et des merveilles s’alignent comme à la parade. Ici, chez Patrick Perrin, un fauteuil dit “à la reine”, parfaite démonstration de ce que la Régence apporte à la création : des courbes et des arabesques, et cette nouveauté révolutionnaire, le rembourrage, non seulement des sièges, mais encore des dossiers et des accoudoirs, le tout tendu de riches velours ou brocarts – en quelque sorte, l’invention du confort. Plus loin, chez Gérald de Montleau, un cabriolet de Tilliard témoigne de l’esprit original, de l’élégance et du sens inné des proportions de ce grand ébéniste. Chez Camoin-Demachy, une chaise à dossier gondole de Clément Marie, datée de 1915, raconte à quel point l’Europe, déjà, était poreuse, à quelle vitesse l’information circulait depuis Berlin, Vienne ou Glasgow, et comment à Paris on savait l’interpréter, un pied encore dans l’Art nouveau et un œil déjà fixé sur l’Art déco... Tandis que chez Éric Philippe, une paire de chaises d’Axel Einart Hjort, datée de 1929, nous rappelle combien, entre 1918 et 1938, les arts décoratifs suédois ont été inventifs, vigoureux, mêlant lyrisme et rigueur, faisant se rencontrer mythologie grecque et mythologie scandinave.

Et puis voici, au détour d’une allée, l’entrée en modernité, avec un tir groupé qui résume vingt ans de création spécifiquement française. D’abord, chez Alexandre Biaggi, un fauteuil unique de Paul Dupré-Lafon datant de 1935, époque de la splendeur de ce grand décorateur, et qui démontre son souci de vérité constructive et son goût des matériaux rares. Ensuite, chez Jean-Louis Danant, une paire de fauteuils créés par André Arbus en 1940, qu’on imagine bien installés dans le fumoir des premières classes du France et qui figurent comme un point d’acmé du raffinement et de la rigueur de l’ébéniste. Enfin, créée en 1954, la chaise “Anthony” de Jean Prouvé, parfait résumé de la démarche de cet inventeur sans limite de références liées avant tout à la résistance des matériaux et au système constructif dont il a fait le lieu d’élaboration de son propre style.

Tilliard, Marie, Arbus, Prouvé... Certes, les grands créateurs sont bien au rendez-vous. Ils accompagnent également d’étranges anonymes, parmi lesquels le créateur d’un curieux fauteuil exécuté à partir de carcasses de pneus et entrelaçant des bandes de caoutchouc. Daté, sans plus de précision, du XXe siècle, lui aussi témoigne : d’une tendance forte et marquant le dernier quart du siècle, celle du recyclage, de la récupération et du détournement. Des signatures donc, mais aussi et surtout des formes et des matières, des techniques et des spéculations, des écritures diverses qui, toutes ensemble, racontent l’histoire exhaustive du siège.

Qu’est-ce qu’un siège ? Un meuble sur lequel s’asseoir, nous dit le Petit Larousse Illustré. À l’origine, sans doute un rocher, une souche dont la fonction essentielle était celle d’isolant thermique. Mieux valait sans doute s’asseoir au-dessus de la boue ou des épineux...

Pour les savants, le symbolisme commence dans la tombe. La source du symbolisme réside dans la manière dont l’homme appréhende le monde à travers les trois actes fondamentaux de l’existence : la naissance, l’amour, la mort. De toute évidence, la position assise peut être rapprochée de celle du fœtus dans le ventre maternel. Aux premiers temps de l’humanité, la plupart des hommes enterraient leurs morts dans cette même attitude, afin que, rendus au sein de cette mère de qui naît toute chose, ils puissent renaître à une vie nouvelle. Tout siège est donc, dans une certaine mesure, un commentaire du concept d’autorité et/ou des concepts de naissance et de survie.

Plaisirs et délices de la conversation
En Afrique, fréquemment, comme le souligne Bernard Dulon, les sièges d’homme, taillés d’une seule pièce dans un tronc d’arbre, sont associés à l’esprit de leur propriétaire. Il n’est donc pas rare que, lorsqu’un notable meurt, son tabouret soit gardé sur l’autel familial comme symbole. Tabouret de notable puisqu’en Afrique, on voit plus souvent qu’assis, l’homme debout sur une jambe et l’autre fléchie, en appui sur la première. Il est vrai également que le clergé occidental a inventé une autre manière de se tenir assis-debout avec la “miséricorde” : une saillie en bois sculpté, fixée sous l’abattement de la stalle, laquelle, une fois relevée, permet de s’y appuyer tout en paraissant debout.
Au Moyen Âge, on s’assied sur des coffres. Les chaises comme les fauteuils existent peu et, souvent surmontés d’un dais, sont réservés au seigneur. Instrument politique, donc, que le pouvoir soit temporel, religieux ou magistral. Il suffit pour s’en convaincre de se souvenir que si l’église principale d’un diocèse est nommée cathédrale, c’est tout simplement parce qu’elle abrite le siège de l’évêque, la cathèdre. Autre lieu de culte, l’école : l’enseignant n’assied-il pas son magistère sur la chaire dont il a gravi les degrés... ?

On n’en finirait pas de multiplier les exemples. C’est en réalité au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles que le siège, dans son acception moderne, s’institutionnalise et prend forme. De multiples formes en guise de variations sur un même thème, puisqu’aussi bien et quel que soit le résultat, un siège, c’est toujours, ou presque, un piétement, une assise et un dossier.

Ainsi, ce sont bien les délices et les plaisirs de la conversation et du jeu qui font entrer le siège en modernité et en production. Tous signalent qu’à cette époque sont publiés les premiers recueils, pas encore des catalogues, de modèles de sièges créés par les plus grands ébénistes, tels Jacob, Riesener, Chippendale ou encore Sheraton. Floraison donc, à ce tournant de siècle, de sièges nouveaux et inventifs, aux noms qui chantent et enchantent : canapés à confidents, canapés corbeilles, ottomanes, causeuses, duchesses brisées, ponteuses, voyeuses, chauffeuses, bergères, cabriolets... et qui tous affirment leur rôle dans leur énonciation. Chaise basse à haut dossier et sans accoudoir, la chauffeuse permettait de longues stations au coin de l’âtre, tandis que la duchesse brisée, conçue en trois parties, autorisait moult positions, de la plus digne à la plus alanguie. Fonctionnalité, déjà. Une fonctionnalité explorée très récemment par Nicolas Andry de Boisregard dans son ouvrage, L’orthopédie ou l’art de prévenir ou de corriger dans les enfants les difformités du corps, publié à Paris en 1741. Et où, déjà, se fondaient tous les grands principes de ce que l’on nomme aujourd’hui l’ergonomie.

D’autres usages…
Les causeuses et les confidents, si propices à la conversation, et encore les ponteuses et les voyeuses, où l’on s’asseyait à califourchon et dont les dossiers étaient surmontés d’un accoudoir sur lequel on s’accoudait, soit pour ponter, soit pour voir les joueurs. La conversation et le jeu, soit. Mais tant d’autres usages, depuis la chaise à porteur jusqu’à la “pelle à cul”, ainsi que l’on dénomme le siège de tracteur, depuis la chaise percée jusqu’à la chaise électrique, si dramatiquement illustrée par Andy Warhol. Tant d’expressions également, telles que “mener une vie de bâton de chaise”, “être assis entre deux chaises”, “arriver dans un fauteuil”... et qui démontrent l’importance croissante que le siège a pris dans notre vie quotidienne.

Dans Les Assises du siècle, publié aux éditions Dumay, François Baudot écrit : “Bien que l’honneur veuille qu’on meure debout et que la sagesse recommande de vivre couché, l’homme moderne a choisi de vivre assis. À l’école, au bureau, en voiture, devant un invité ou une entrecôte, son aplomb brisé en trois, il adopte cette inclinaison transitoire, douloureuse mais variable à l’infini, que lui confère en toute circonstance, de sa première bouillie à la chaise électrique, ce qu’il convient d’appeler une position. À la fois ornement, prothèse et curriculum-vitae, chaque siège représente beaucoup plus qu’un simple meuble ; il constitue le maillon d’une chaîne qui relie chaque individu à la vie sociale”.
Retour à la symbolique. À l’écriture, en quelque sorte. Et le siège, en cela, est le plus symptomatique des signes. Le support idéal pour déchiffer les différents messages du temps, leur quantité d’innovations comportementales et idéologiques. Il suffit d’entendre Jean-François Anne parler de Jacob, ou Gérald de Montleau évoquer Tilliard. Il suffit de s’enthousiasmer de concert avec Anne-Sophie Duval à propos de l’intelligence d’un Jean-Michel Frank, avec Christian Boutonnet à propos de la fantaisie d’un Emilio Terry, avec François Laffanour à propos de la rigueur d’une Charlotte Perriand, ou encore avec Yves Gastou à propos de la modernité d’un Jacques-Émile Ruhlmann pour en être définitivement convaincu. Du lit de repos de Madame Récamier à la chaise longue de Le Corbusier, du fauteuil Red and Blue tout en angles suprématistes de Gerrit Rietvelt à la chaise Marilyn toute en courbes pop d’Arata Isozaki, des fauteuils gonflables du groupe AJS Aérolande à la chaise métallique et rugueuse Barbare de Garouste et Bonetti, c’est la même histoire qui s’écrit, sans cesse se renouvelle, évolue, mue.

En 1969, on voit apparaître une succession d’objets peu identifiables. Sièges en forme de sol ou sols en forme de siège ? Allez savoir... Ce qui demeure, c’est que de la Fosse de conversation de Jean-Claude Maugirard au Tapis-siège d’Olivier Mourgue, de l’Asmara de Bernard Govin au Tapetto volante d’Ettore Sottsass, et même jusqu’au Sacco de Gatti, Paolini et Teodoro, ces sièges ondulants racontaient à merveille l’histoire en train de se faire, c’est-à-dire l’évolution des comportements et les mutations technologiques, l’apparition simultanée des matières plastiques et de l’univers des jeunes.
Deux mille ans de sièges. Comment condenser ? Dans un texte du catalogue de l’exposition “L’École française”, Sophie Tasma-Anargyros raconte cette curieuse histoire de condensation : “Shiro Kuramata, au cours des années soixante-dix, a pris une chaise Ming, précieuse, rare. Il l’a soigneusement entourée de fils de fer, emberlificotés étroitement autour de l’objet de bois du XVIe siècle. Puis il a mis le feu. Seuls l’empreinte, les fils de fer ont, en creux, gardé la mémoire inversée de l’objet et échappé à cette opération iconoclaste. À chacun de songer librement à la signification apparente ou profonde de cet acte, à la fois happening, manifeste, geste radical, ironie, citation du feu dans un pays qui a connu Hiroshima, et discours sans parole sur l’évolution de l’histoire des formes”.
Histoires de formes, donc. De matières et de techniques, de densité et de légéreté. De délire et de fonction, d’imagination et de rationnalité. Histoire politique et symbolique, économique et poétique, philosophique et métaphorique, tout aussi bien.

Du confort avant toute chose, affirment les thuriféraires de la décoration. Pourtant, Zoé Valdès fait dire à l’un de ses personnages, dans Café Nostalgia : “Allez, ma chérie, ne t’endors pas sur le canapé, c’est très inconfortable”.

Pour en savoir plus

- DEUX MILLE ANS DE SIÈGES, 25 février-5 mars, Pavillon des Antiquaires et des Beaux-Arts, Espace Eiffel-Branly, 55 quai Branly, 75007 Paris, tlj 12h-21h, sam.-dim. 11h-19h, nocturne jeudi 2 mars jusqu’à 23h.
- Charlotte et Peter Fiell, 1 000 Chairs, éditions Taschen, 768 p., 157,50 F (anglais/allemand, français). ISBN 3-8228-7965-7.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°98 du 4 février 2000, avec le titre suivant : Du tronc d’arbre à la chaise Anthony, une histoire du siège

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