Nous sommes tous des barbares

Huns, Alains... aux sources de l’Europe

Le Journal des Arts

Le 25 août 2000 - 1463 mots

Ils s’appellent Attila ou Childéric, ces princes barbares qui déferlent sur l’ouest de l’Europe à la tête de leurs hordes et sèment la mort et la désolation. Contrairement aux récits historiques, l’archéologie livre de ces peuples orientaux une image moins sauvage, où le raffinement n’est pas absent. En témoignent la trentaine de trésors funéraires inédits, exhumés des réserves de l’ex-bloc soviétique et réunis au Musée des antiquités nationales cet automne. Étrangement similaires à ceux retrouvés en Rhénanie ou sur la plaine de Caen, ils sont, dans l’Europe du Ve siècle, le signe d’une unité culturelle précoce, forgée à la faveur des migrations qui mènent les « barbares » des steppes de l’Asie centrale aux rives de l’Atlantique.

Ils s’appellent Attila ou Childéric, ces princes barbares qui déferlent sur l’ouest de l’Europe à la tête de leurs hordes et sèment la mort et la désolation. Contrairement aux récits historiques, l’archéologie livre de ces peuples orientaux une image moins sauvage, où le raffinement n’est pas absent. En témoignent la trentaine de trésors funéraires inédits, exhumés des réserves de l’ex-bloc soviétique et réunis au Musée des antiquités nationales cet automne. Étrangement similaires à ceux retrouvés en Rhénanie ou sur la plaine de Caen, ils sont, dans l’Europe du Ve siècle, le signe d’une unité culturelle précoce, forgée à la faveur des migrations qui mènent les “barbares” des steppes de l’Asie centrale aux rives de l’Atlantique.

Goths, Wisigoths, Ostrogoths... Qui n’a pas récité cette litanie barbare du chapitre “Grandes invasions” des manuels scolaires ? À son évocation surgit le spectre d’Attila et la vision de hordes poilues et sanguinaires déferlant sur les campagnes romaines.

Présentés au Musée des antiquités nationales à la rentrée, les équipements militaires des princes barbares et les riches parures de leurs compagnes viendront peut-être à bout de cette image tenace, si bien ancrée dans l’imaginaire collectif. Plaques de ceinture à décor géométrique et aumônières zoomorphes pour les hommes, grandes broches-agrafes (fibules) et boucles d’oreilles pendantes pour les femmes... Ces bijoux d’or incrustés de grenats offrent la vision d’un luxe inouï, qu’on a peine à imaginer au poignet et au cou de “brutes sauvages et incultes”.

Le plus prestigieux ensemble funéraire de l’Europe barbare, et l’un des tout premiers découverts, a été mis au jour il y a trois siècles. En cette après-midi de l’an 1653, Hadrien Quinquin, maçon à Tournai, entame des travaux de rénovation dans l’hospice de la ville. “Au premier coup de pelle, ce sourd-muet de naissance se mit à émettre des sons confus et à ameuter le voisinage du mieux qu’il put”, relate J.-J. Chifflet, médecin de l’archiduc Léopold et chroniqueur de la découverte. Sous les yeux de l’ouvrier, “treize onces d’or”, un amoncellement d’armes, de bijoux, et surtout un anneau sigillaire au nom évocateur : Childirici Regis. La tombe n’est autre que celle de Childéric, père de Clovis. Louis XIV se fait offrir l’ensemble, futur fleuron des collections royales. Hélas, une nuit de 1831, dans un vol mémorable au Cabinet des Médailles, les trésors du premier roi franc sont dérobés et perdus à jamais. Restent aujourd’hui quelques pièces fragmentaires et la publication de Chifflet, reproduisant fidèlement chaque élément du trésor.

Pour ceux que le talent graphique de l’érudit ne console pas, le Musée de Saint-Germain-en-Laye offre une opportunité unique d’entrevoir la richesse de la sépulture de Childéric. “Pour la première fois, le Musée de Bucarest a accepté de se séparer des trésors princiers d’Apahida, dont la composition rappelle de manière étonnante le mobilier autrefois découvert à Tournai”, explique Françoise Vallet, l’un des commissaires de l’exposition. On y retrouve une même bague sigillaire (gravée Omharus), une même fibule cruciforme en or et un bracelet inamovible identique. Comme Childéric, ses contemporains “roumains” affectionnaient les luxueux décors d’orfèvrerie cloisonnée de grenats, qui ornaient leur épée, leurs attaches de ceintures, de chaussures et même la selle de leur cheval. “Cet ensemble est si précieux qu’il n’est présenté au public roumain que sous la forme de copies. La présence des originaux dans une exposition en Europe occidentale a un caractère totalement inédit.” D’autres parures princières, mises au jour d’un bout à l’autre de l’Europe, font écho aux trésors de Tournai et d’Apahida. Les deux grandes fibules ansées de la princesse d’Airan (Calvados) trouvent ainsi leur exacts pendants en Autriche à Untersiebenbrunn ou en Crimée du sud, à plusieurs milliers de kilomètres de distance, avec ce même décor de cabochons de grenats dispersés sur une feuille d’or granulée.  Marques de Poucet, égrenées le long du continent européen, ces bijoux sont suivis à la trace par les archéologues qui tentent de mieux cerner l’ethnogenèse du Vieux Continent. La carte de l’Europe actuelle conserve en effet dans ses grandes lignes les regroupements de population intervenus pendant cette période. Poussés par la famine et le surpeuplement, les Huns – venus d’Asie centrale – s’établiront approximativement en Hongrie, acculant les Wisigoths en Espagne, les Suèves au Portugal, les Burgondes en Suisse...

“Invasions barbares” ou “grandes migrations de peuples” ? Un débat oppose traditionnellement médiévistes français et allemands sur cette question de vocabulaire. Selon Françoise Vallet,“les témoins archéologiques plaident en faveur de mouvements beaucoup moins brusques qu’on le pensait”. Certes il y eut des raids pillards, comme celui de l’hiver 406, quand Vandales, Alains et Suèves franchirent le Rhin gelé sous la pression des Huns. Mais il y eut aussi des établissements concertés (installation des Wisigoths en Aquitaine par traité) et des mouvements de fond qui s’étalèrent sur plusieurs générations. Depuis le IIIe siècle, l’armée romaine est en fait le plus puissant agent d’infiltration des populations étrangères à l’intérieur des frontières de l’Empire. Les fibules cruciformes de Omharus ou Childéric ne sont rien d’autre que les insignes des officiers romains de haut rang. Grands mercenaires, les princes barbares progressaient en effet suivant la fortune des armes, vendant leurs services tantôt à l’Empire romain, tantôt à l’empire des Huns.

L’hétérogénéité des populations placées sous le contrôle de Rome ou vassalisées par Attila peut surprendre, mais rappelons que la conscience ethnique telle qu’on la conçoit de nos jours n’est qu’un legs de la fin du XVIIIe siècle. Au Ve, le fait d’être le sujet d’un roi et de relever d’une législation jouait un rôle autrement plus important que les véritables origines d’un individu. D’où un réel brassage de peuples à l’échelle européenne.

“Le bruit et les odeurs”
Reste que la rencontre de sociétés radicalement différentes – lettrée, urbaine, mais relativement figée d’un côté ; rurale, voire nomade, sans véritable organisation étatique mais dynamique et conquérante de l’autre – ne s’est pas faite sans heurts. Les textes antiques se font l’écho d’une coexistence parfois pénible. Ainsi, le poète Sidoine Apollinaire ne versifie-t-il plus depuis qu’il endure la présence de ses voisins burgondes. “Quoi ? Moi chanter l’hymen en vers fescennins quand je vis au milieu des hordes chevelues, assourdi par les sons de la langue germaine, obligé d’avoir l’air de louer quelquefois ce que chante bien repu le Burgonde aux cheveux graissés d’un beurre rance ? (...) heureuses tes oreilles, heureux même ton nez ! car il ne sent pas dix fois le matin l’odeur empestée de l’ail ou de l’oignon.” Mais les complaintes du barde ne doivent pas occulter une réalité souvent plus harmonieuse. D’aucuns ne sont pas hostiles à l’exotisme venu de l’Est. Notre sainte Geneviève nationale n’a-t-elle pas reçu son nom purement germanique (Genovefa) peu après les raids pillards de 406 ? Globalement, les découvertes archéologiques se font l’écho d’une intégration plus réussie.

Dans les nécropoles de Saint-Martin-de-Fontenay et Frénouville (Calvados), à la fin du Ve siècle, quelques nouveaux venus se distinguent encore par des crânes étrangement allongés, en “pain de sucre” – une déformation pratiquée originellement par les Huns et les Alains, qui comprimaient la tête des nouveau-nés à l’aide de bandelettes de tissu. Ces hommes et ces femmes sont en fait les derniers descendants, à trois générations, de soldats barbares engagés au service de Rome. S’ils ont conservé les pratiques de la civilisation de leurs ancêtres, ils sont désormais inhumés au sein du groupe, et non plus marginalisés dans des sépultures isolées comme le fut la princesse d’Airan.  Reflet du monde des vivants, ces nécropoles normandes où se mêlent, dans une même communauté, populations locales et barbares orientaux, renvoient ainsi l’image d’une Europe unie, parvenue à surmonter en quelques années ses clivages originels. De quoi convaincre les plus eurosceptiques...

L’archéologie à la rentrée

- L’Or des princes barbares, du Caucase à la Gaule, au Ve siècle, Musée des antiquités nationales, Saint-Germain-en-Laye, 27 septembre-8 janvier, puis Reiss-Museum, Mannheim, 11 février-27 mai.
- Magie et envoûtement dans l’Égypte ancienne, Musée du Louvre, Paris, 21 septembre-8 janvier.
- Chine, la gloire des empereurs, Petit Palais, Paris, 2 novembre-28 janvier.
- Les Étrusques, Palazzo Grassi, Venise, novembre-juin.
- L’Urbe, de la Rome païenne à la Rome chrétienne, Palazzo delle Esposizioni, Rome, 15 novembre-20 avril.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°109 du 25 août 2000, avec le titre suivant : Nous sommes tous des barbares

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