Un idéal graphique, une esthétique de l’épure : la ligne claire

L’accent de l’image narrative est désormais placé sur le devenir et le mouvement

Le Journal des Arts

Le 6 octobre 2000 - 1809 mots

Longtemps considérée comme un art mineur, une sous-littérature superficielle et redoutable, la bande dessinée est désormais reconnue comme un neuvième art, dont on parle en termes de chefs-d’œuvre et de maîtres, comme le montre l’exposition présentée à la Bibliothèque nationale. Belle occasion de s’interroger sur les connivences et les convivialités entre la bédé et l’art moderne. Dans certains cas, les rapprochements s’imposent et personne ne niera que les oreilles de Mickey sont de la famille des palettes de métal mobiles de Calder ou que le dessin de Reiser (1941-1983) se décline à la frontière de l’Expressionnisme et de l’informel. Dans d’autres, l’analogie est plus subtile, et concerne la démarche créatrice, ses choix au-delà des formes.

Bien que la bande dessinée européenne fût dominée depuis les années trente par l’école dite franco-belge où s’imposèrent dans un premier temps Alain de Saint-Ogan (1895-1974) et Hergé, sa naissance, au milieu du XIXe siècle eut lieu en Suisse. Les Américains auront beau revendiquer cet événement, en la personne de Outcauld, le créateur de Yellow Kid, il est désormais évident que le Genevois Rodolphe Töpffer (1799-1846) le précède d’un demi-siècle et fut l’inventeur à lui seul du vocabulaire et de la syntaxe du futur neuvième art.

Peintre raté, Töpffer a réussi, comme illustrateur, l’exploit d’être à la fois admiré par Gœthe et diffusé dans toute l’Europe, et d’être même, déjà piraté ! Le coup de génie de Töpffer tient en quatre points qui font l’essence du nouveau médium, son milieu sémantique : reproductibilité, lisibilité, expressivité, mouvement. Le dessinateur genevois travaille explicitement dans ce qui est devenu le contexte général de la reproductibilité des œuvres d’art. Par un procédé lithographique original, Töpffer conçoit ses œuvres comme devant être reproduites sans trop de perte de lisibilité. En bédé, l’œuvre, c’est l’album. Il est bon de le rappeler au moment où les expositions comme celles-ci font retour sur les originaux et font admirer des dessins qui, bien avant Walter Benjamin, Duchamp, Malraux et Andy Warhol, faisaient oublier leur corps unique et “auratique” au profit de leur éclatante sérialité photomécanique.

La nouvelle aura poudroie au gré des tirages : Lucky Luke, Astérix, Tintin voguent sur les centaines de millions d’albums vendus en quelques décennies. À côté de ces monstres, un prix Goncourt ressemble à un tirage à compte d’auteur… Mais bien entendu, l’adoration collective que nous vouons à la multiplicité sérielle de tels objets fait régulièrement retour vers le rare et l’unique.

La bédé n’échappe pas à ce mouvement de balancier et les cotes obtenues en ventes publiques pour des dessins originaux montrent à quel point la relique est toujours digne d’estime. Et puis, la vue de l’original ne dévoile pas seulement le corps de l’œuvre, elle permet d’apprécier le travail de son auteur. Qui vise la reproductibilité dit dessin net et simple. La bande dessinée, n’est ni du Rembrandt, ni même du Gustave Doré. Le dessin d’Hergé, de Jacobs, de Tardi (1946), de Floch (1953) est du côté de celui de Picabia, de Léger et de Miró, et même tout près de ces ultimes pastiches des grands maîtres tracés par Duchamp au rapidographe : dessin d’index plus que de déchirure.

Et un jour, il a bien fallu qu’il affirme son idéal graphique : la ligne claire. Le terme est d’un actuel créateur hollandais, Joost Swarte, grand héritier d’Hergé, le maître auquel on attribue la mise au point dès 1938 de ce type de tracé toujours égal, capable de définir un décor et de témoigner d’une course-poursuite sans modifier son épaisseur. Comment ne pas évoquer le dessin bruité et rebondissant de Franquin, celui de Jacobs, ombré comme du grand opéra, celui encore grouillant et hallucinatoire de Mœbius (1938) ; toujours une esthétique de l’épure, une technique du calque viennent gérer les contours et les signes. Sinon, pas de bande dessinée.

“Le plus grand peintre du XXe, c’est Walt Disney”
Le coup de pinceau d’un Jigé ou d’un Pratt ne cède que peu de choses au pictural, car visant une expressivité très différente de celle des peintres ; même si chez un Druillet (1944), la tentation est grande. Il a souvent été reproché aux peintres modernes, à Matisse, par exemple, leur simplification abusive du visible. Or il est de plus en plus flagrant que certains schémas graphiques très épurés et abstraits, loin de décourager la perception, la chargeaient au contraire de beaucoup d’empathie. Selon Jay Gould, le succès de la coccinelle VW tient à son capot et à ses phares qui lui donnent un visage de cartoon. Il faut très peu de lignes à Crépax pour érotiser son lecteur, et encore moins de traits à Hergé pour humaniser Tintin, à Peyo (1928-1992) pour nous faire aimer les Schtroumpfs. Dès lors les noces de la peinture moderne et de la bande dessinée pourraient se célébrer sur cette base, et nous pourrions dire avec Andy Warhol : “Le plus grand peintre du XXe siècle, c’est Walt Disney.”

Disons qu’il s’agit d’une expressivité séquentielle, disséminée d’une case à une autre, et non pas implosée en une seule œuvre, comme un tableau. Töpffer, encore lui, avait d’emblée saisi qu’il fallait qu’un tel graphe soit capable, dans sa claire simplicité, de témoigner à la fois de l’identité lisible des êtres et des choses et de provoquer leurs mutations expressives. Jusqu’où peut-on aller dans la catastrophe sérielle ? Telle pourrait être la question fondamentale, posée déjà d’une façon impossible par les fresques égyptiennes, de toute narrativité en images. Et l’on a souvent dit que la bédé avait toujours existé au fil des fresques de Lascaux et des tapisseries de Bayeux.

Mais la grande originalité de l’invention du nouveau médium, au milieu du XIXe siècle, c’est que l’accent de l’image narrative n’est plus du tout placé sur l’être, mais sur le devenir, et plus précisément sur le mouvement. Entre 1822 et 1880, en effet, la photographie est passée de la pose à l’instantané. Le cinématographe suivra de près.

La phrase de Delacroix : “Un bon dessinateur doit pouvoir croquer un homme dans le temps qu’il tombe d’un toit” a trouvé très rapidement, dans les aventures de Zig et Puce et les frasques des Pieds Nickelés son terrain d’exercices. Le dessin bédé c’est de l’image-mouvement et même, selon le terme de Gilles Deleuze à propos du cinéma de montage, de “l’image-temps”. Et pas seulement une sarabande ou un défilé en accélération constante : Bretécher (1940) ou Copi (1939-1987), immobiles en apparence, appartiennent eux aussi à la grande famille des images dont la texture principale est le temps et l’expression vitale, le mouvement. La bédé s’insère dans un milieu médiatique, technologique et artistique qui va de Muybridge à Orson Welles, de Picasso à Warhol. Elle participe à ce que Paul Virilio a baptisé une “esthétique de la disparition” et que, peut-être, il faudrait plutôt appeler une esthétique de l’ellipse. Fondamentalement vectorielle, elle indique et elle indexe des mouvements, stases, chutes, sauts et trajectoires. C’est du cinéma cartographié et trébuchant.

Privée de parole, l’image se remplit de bulles
Töpffer, disions-nous, a tout inventé. Cependant, ce précurseur isolé n’a pu investir deux dispositifs essentiels de la bande dessinée, deux éléments de son langage sous lesquels elle n’est pas encore un médium nouveau à part entière : la bulle et le blanc inter-case. La bulle, ou phylactère, est une intrusion du texte au sein de l’image et qui est lue comme parole… C’est dire à quel point elle reprend cette alliance médiévale du texte et de l’image que l’apparition de l’imprimerie et de la peinture optique de la Renaissance va dissoudre rapidement.

La galaxie Gutenberg fut celle du travail spécialisé, des cloisonnements et fragmentations de tous ordres. Mais la bédé reprend le problème d’une image sonore et parlante et en développe les potentiels comme le fit le cinéma. Faut-il insister sur le fait que les médias ne sont jamais des prothèses (à maîtriser) mais des mixtes, des milieux (où s’immerger). Le premier grand roman multimédia c’est Le Château des Carpates de Jules Verne, où la voix et l’image d’une cantatrice défunte sont “recollées” en un bricolage qui préfigure le cinéma parlant. Töpffer place ses textes en bandeaux, au-dessus ou en dessous des images, et cette façon d’opérer une dichotomie entre le lu et le vu va se maintenir, chez Caran d’Ache (1858-1909), chez Christophe (1856-1945), et sa Famille Fenouillard ou même, plus tard, dans les Pieds Nickelés de Louis Forton (1879-1934) (où les textes courent sous les images). Les étonnantes redondances textuelles dont, entre 1950 et 1980, Jacobs accable ses aventures de Blake et Mortimer sont du même ordre.

Mondrian, face aux premiers mobiles de Calder, encore animés dans les années vingt par moteurs, eut ce mot : “Ils n’iront jamais assez vite…” Et la bande dessinée semble avoir compris qu’il lui fallait ralentir son débit d’images séquentielles, situer ses images à l’abri de la vertigineuse accélération du siècle. C’est sa façon à elle de se tenir du côté des plasticiens. Les photogrammes d’une pellicule de cinéma défilent à la vitesse de 24 images à la seconde et entre chacune d’elles, notre rétine enregistre un noir. Les cases d’une bande dessinée sautillent à vitesses diverses, séparées par des blancs. La blancheur du papier leur permet des inter-cases de stupeur, des arrêts et retours, ellipses et/ou murs. Töpffer collait ses images sans inter-cases et longtemps on s’est contenté de juxtaposer des vignettes, comme des illustrations rapprochées.

Mais le neuvième art commença vraiment à se distinguer de la littérature, de la peinture et du cinéma lorsque sa gestion de la discontinuité opta pour un jeu de sauts-coupures dans le blanc. Enfin, devenue tout à fait adulte dans les années soixante, elle se permit de revenir sur son propre langage en une sémiologie ludique, et fit merveille, comme avec Fred (1931) et ses Aventures de Philémon, dans l’exploitation du jeu gigogne du dessin, de la case, de la planche, du récit.  Surfaces aberrantes, topologies vertigineuses, production aléatoire du sens, mondes parallèles, pluralité des signes, rien ne manque aujourd’hui au neuvième art pour se dire, non seulement proche des peintres, mais tout autant représentatif de la science, des sauts quantiques, théorie du chaos et autres merveilles d’une physique nouvelle, elle-même génératrice d’imagination.

À voir
MAÎTRES DE LA BANDE DESSINÉE EUROPÉENNE, du 10 octobre 2000 au 7 janvier 2001. Bibliothèque nationale de France, quai François-Mauriac, 75013 Paris. Tél. 01 53 79 59 59. Entrée 35 F, tarif réduit 24 F.

À lire
Thierry Groensteen, Astérix, Barbarella et Cie, Trésors du Musée d’Angoulême, Somogy / Éditions d’art, 280 pages, 195 F. ISBN 2-85056-389-7
Pour ceux et celles qui voudraient parcourir l’histoire de la bande dessinée européenne, l’ouvrage de Thierry Groensteen, commissaire de l’exposition à la Bibliothèque nationale, offre une excellente occasion de s’initier ou de revoir ses classiques. L’ouvrage peut se lire en deux temps : soit en sautant d’une reproduction à l’autre (un choix dans les collections d’Angoulême), soit en lisant un texte historique très précis et documenté.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°112 du 6 octobre 2000, avec le titre suivant : Un idéal graphique, une esthétique de l’épure : la ligne claire

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