La Biennale de Berlin part à la recherche de ses frontières

Sous-titrée « Au-delà de soi », la deuxième édition de la manifestation s’internationalise

Le Journal des Arts

Le 13 avril 2001 - 2030 mots

Du 20 avril au 20 juin, une quarantaine d´artistes du monde entier sont invités pour la deuxième Biennale de Berlin (bb2). Malgré un budget limité à trois millions de Marks allemands (10 millions de francs), la manifestation entend porter Berlin au rang de capitale artistique internationale.

Dans la ronde des grandes biennales internationales d’art contemporain, celle de Berlin est la plus récente mais certainement pas la moins ambitieuse. Sa première édition, en 1998, avait fortement mis l’accent sur la scène artistique de la nouvelle capitale allemande. La deuxième s’ouvre davantage à l’international. Son sous-titre, “Au-delà de soi”, prend ainsi un double sens : il s’agit, pour Berlin, d’élargir son champ de regard et de présenter des artistes qui engagent un véritable dialogue avec le réel et le public.

La directrice artistique de la Biennale 2001, Saskia Bos, est une vétérante : elle a déjà plus de vingt ans d’activité dans le domaine de l´art contemporain derrière elle, et dirige la fondation De Appel, à Amsterdam où elle a créé une école de commissaires d´expositions. Elle est également à la tête de l’Association des biennales. À côté de la Foire d’art contemporain art forum berlin (lire encadré page 17), cette professionnelle a pour tâche d’attirer les grandes figures du milieu de l’art international à Berlin et de donner à cette dernière le statut de capitale artistique. Les dates de l´exposition ont cependant été décalées de six mois pour se différencier de la Foire, qui a toujours lieu à l’automne. La manifestation entend ainsi se démarquer du marché qui détermine trop souvent le choix des artistes et la lecture des travaux.

La directrice artistique de la bb2 n’a d’ailleurs pas sélectionné des pièces précises, mais a préféré inviter des artistes à faire des propositions, mettant ainsi en veilleuse son ego de commissaire d’exposition. La liste des créateurs reflète d’ailleurs un bon équilibre entre ceux qui sont déjà établis et des jeunes moins connus. Avec vingt-huit nationalités représentées, Saskia Bos a surtout voulu générer une plate-forme de rencontre pour des artistes venus du monde entier. Son pari est de créer un événement qui ne soit pas l´illustration d´un discours ou d´une vision personnelle de l´art de notre temps, mais d’ouvrir un forum pour une génération d´artistes âgés de trente à quarante ans, partageant une approche politique au sens le plus large du terme.

Responsable de la coordination de la Biennale, Waling Boers – également néerlandais d´origine – estime que la bb2 n’énonce pas véritablement un “concept, mais privilégie plutôt une approche qui n´a rien à voir avec une dichotomie entre l´art et la société. Le but serait de rendre possible un dialogue, un échange, et de développer des modèles de communication qui pourront changer notre relation au monde”. “Au-delà de soi”, dénommée ainsi par Saskia Bos, tend ainsi à exprimer un nouvel état de générosité. D’ailleurs, Waling Boers montre – à travers son travail au “Büro Friedrich” – comment stimuler cet état chez les artistes. Depuis trois ans, il établit une structure qui permet d´inviter des créateurs de tous les pays. Il organise des débats, des expositions et des rencontres largement ouvertes au public, même si le cadre et les moyens sont relativement modestes.

L’un des lieux les plus importants de la Biennale est sans conteste le Kunst-Werke, centre d´art contemporain et lieu initial du développement de la scène artistique dans les années 1990, autour de la Auguststraße, à Berlin-Mitte. Cette ancienne usine de margarine rénovée est aujourd’hui devenue un lieu quasi muséal fidèle au concept du “white cube”. Klaus Biesenbach, son directeur, également commissaire d’exposition au PS1 de New York, est un stratège qui a su s’entourer de personnalités qui soutiennent ses projets et la Biennale de Berlin. Ainsi, l’un de ses proches, Eberhard Mayntz, magnat de l’immobilier, sponsorise la bb2. Selon lui, l’idée même d’une telle manifestation “…s’est formulée il y a cinq ans à la Biennale de Venise, lorsque fut annulée la section ‘Aperto’, le forum pour de jeunes artistes non encore reconnus…” En réaction avaient été organisés un peu partout dans le monde des événements pour sauvegarder cet esprit de découverte. Cette période correspondait à Berlin aux prémices d´une scène artistique internationale. La ville attirait alors tous ceux qui voulaient participer aux changements complexes entraînés par les bouleversements historiques dans un climat indéniablement propice à ce fameux “esprit pionnier”. Dans ce contexte, Klaus Biesenbach a alors fait appel à Hans-Ulrich Obrist, le commissaire d’exposition globe-trotteur qui travaille notamment pour le Musée d´art moderne de la Ville de Paris, et à Nancy Spector, conservatrice au Guggenheim Museum de New York, pour sélectionner les artistes de la première édition de la Biennale. Sous le titre “Berlin-Berlin”, ce trio a conçu une manifestation qui comptait  non seulement des artistes plasticiens, mais aussi des architectes, des stylistes de mode ou des musiciens, réunis sous la notion du “cross-over” et de la “club culture”, particulièrement en accord avec le Berlin des années 1990. La Biennale consacrait alors une scène artistique qui se sentait un peu le nombril du monde. Cette première a aussi permis à un certain nombre d’artistes locaux de se faire connaître, comme Manfred Pernice, Daniel Pflumm ou Olafur Eliasson. Si l’exposition a contribué à créer ce que l´on appelle aujourd’hui la “hype berlinoise”, la deuxième édition permettra peut-être de mettre en perspective l´activité de la scène locale par rapport aux pratiques internationales. Peu importe alors, dans ce contexte, si seuls six artistes de la bb2 vivent et travaillent dans cette ville.

Au Kunst-Werke comme sur les autres sites, la Biennale va privilégier les œuvres impliquant les spectateurs – les deux-tiers des travaux sont soit des installations vidéo, soit des projections – les pièces à caractère de work in progress, les performances questionnant le rôle des acteurs du système de l’art. Par exemple, Superflex, qui réunit trois artistes d´origine danoise, va tenter d´apporter une certaine visibilité à un groupe d´artistes travaillant en ex-Yougoslavie. Leur contribution à la Biennale consiste en la mise en place d´un bureau au Kunst-Werke qui sera relié par Internet, via une webcam, au bureau de leurs confrères en ex-Yougoslavie. Ce projet, “Push Superchannel”, témoigne du souci d’engager le dialogue entre ceux qui appartiennent au système artistique et ceux qui en sont exclus. La Biennale de Berlin sert ainsi de plate-forme de lancement pour une idée qui devrait s’élargir à d’autres villes.

Un jeu de questions-réponses
Après le Kunst-Werke, la deuxième étape du parcours est le Postfuhramt, l’ancienne poste centrale construite au XIXe siècle et qui a déjà abrité la bb1. Généralement investie par une scène plutôt alternative, elle abritera un grand nombre des films et vidéos. Parmi ceux-ci, le travail de l’artiste  berlinois Christian Jankowski est quasi emblématique de l’interrogation du statut de l’artiste. Connu pour son ironie par rapport au rôle de l´artiste, sa réception et les attentes du public, il est représentatif du va-et-vient entre fiction et réalité qui caractérise bon nombre des œuvres de l’exposition. Dans le catalogue qui accompagne la Biennale, le critique Raimar Stange écrit : “Au centre de son travail vidéo ou de ses installations, le ‘réel’ et la ‘fiction’ sont les deux faces d´une même médaille. Jankowski se sert de cette double ‘vérité’ pour mettre en relief les possibilités de la médiatisation du monde en changeant sans cesse les perspectives du regard.” L’artiste dévoile à la Biennale un nouveau film, Rosa, lié à Viktor Vogel – Commercial Man, un film de Lars Kraume qui sort en salles en Allemagne une semaine avant l´inauguration de la bb2. Ce long-métrage est lui-même inspiré de deux travaux de Jankowski et relate l’histoire d’une artiste en plein essor, intellectuellement trompée par son mari. Avec Rosa, Jankowski propose une pièce en liaison avec le film de Kraume entrecoupé d’un jeu de questions-réponses qu’il a initié. Les acteurs, qu’il s’agisse des vedettes ou des jeunes ambitieux, sont alors poussés au-delà de leur rôle, et, répondant face à la caméra, ils semblent livrer leurs états d’âme.

Parmi les œuvres impliquant le visiteur figurent celles d’Alicia Framis (artiste d’origine espagnole), avec son projet Mini-Bar – Rent a Body. Son travail résulte, d´une part, d’un projet itinérant, Loneliness in the City, qu’elle a présenté dans une dizaine de villes européennes et, d´autre part, d´une réaction à la manière dont les prostituées se présentent généralement aux hommes. Framis crée pour la bb2 un prototype de bar qui ne sera accessible qu’aux femmes. À l´intérieur se trouvera un homme, qui sera là pour les accueillir et pour assouvir leurs désirs. Framis a recruté des artistes, des architectes, des stylistes de mode et d´autres hommes qui ont accepté de jouer ce rôle. Pour elle, l’art est un moyen de réunir des gens et de susciter une vraie communication. L’artiste travaille d’ordinaire à Berlin avec des architectes sur un type d’appartements qu’elle appelle Week-end Relationship Houses et qui font partie d’une série plus vaste, les Mixed Buildings, une typologie de maisons adaptées aux changements de vies et de besoins d’aujourd’hui.

En s’éloignant de Berlin-Mitte, le troisième lieu de la Biennale se trouve sous les arches de la gare Jannowitzbrücke, en bordure des quartiers Mitte et Kreuzberg. Aernout Mik y présentera Glutinosity. Dans cette pièce, le rapport entre l’image et l’espace de sa projection produit une sensation d’enfermement, amplifiée par les personnages en uniforme du film. Le Néerlandais propose des images qui mettent en scène des actions ambiguës aux échos parfois surréalistes. Comme des tableaux vivants, les personnages évoluent dans un décor tout en papier mâché ou en carton. À travers un humour presque burlesque, Mik évoque des thèmes fondamentaux, comme notre comportement social (lire également page 9).

De la Jannowitzbrücke, l’on atteint le quatrième lieu de la bb2, les Treptowers de la compagnie d’assurance Allianz, l’un des principaux sponsors de la Biennale. The Walking Man, une sculpture métallique monumentale de Jonathan Borofsky installée ici en permanence, et une relique d´environ 500 mètres du Mur rappellent que la Biennale s´inscrit dans une histoire plus vaste. Les Treptowers accueillent, entre autres, une installation son et lumière de Claude Lévêque d´une brutalité rare, œuvre déjà montrée dans “Voilà” au Musée d’art moderne de la Ville de Paris. Le bruit d’un pistolet est ici associé à un flash, provoquant un double choc piégeant le visiteur. Le Thaïlandais Navin Rawanchaikul propose un piège plus subtil, une tente monumentale très accueillante à l’intérieur de laquelle seront distribués des tissus japonais – geste gratuit et symbolique d´un échange culturel. Le tout sera retransmis sur écran géant comme lors d’une cérémonie diplomatique officielle diffusée au journal télévisé de 20 heures.

Des prothèses de plaisir
Le parcours se termine où il avait commencé, à la Kunst-Werke, où Surasi Kusolwong, également thaïlandais, met en place un salon de massage thaï, pour apporter à notre corps et à notre âme un repos méditatif. Alternative à cette méditation d´origine orientale, les tableaux du New-Yorkais Fred Tomaselli, vanités du troisième millénaire, sont composés de pilules de LSD, de cannabis et d´amphétamines de toutes sortes. Ces prothèses de plaisir sont associées à des décors floraux rappelant les peintures murales romaines ou leurs copies effectuées par les maniéristes italiens au XVIe siècle. Ces compositions sont souvent mises en espace de façon concentrique, afin d’absorber pleinement le spectateur. Un vernis de résine couvre les ingrédients pour leur donner une surface lisse et impénétrable. Le décalage entre la surface parfaite d´une séduction irrésistible et le corps nocif de la peinture est une belle métaphore du fonctionnement de nos sociétés occidentales.

En définitive, la bb2 ne comprend que très peu de travaux dans l´espace public, à l’exception des panneaux publicitaires de l’Américain Joseph Grigely et de l’Iranienne Parastou Forouhar. Cependant, la Biennale de Berlin proposera certainement des rencontres inoubliables. Si Saskia Bos évite la “salade de fruits” qu’elle considère comme étant le plus grand piège pour un commissaire d’exposition, la manifestation risque d´être l’événement à ne pas manquer ce printemps.

Berlin Biennale für zeitgenössische Kunst e.V., 20 avril-20 juin, Auguststraße 69, 10117 Berlin

tél. 49-30-284450-44, www.berlinbiennale.de ; manifestation sponsorisée par Allianz Kulturstiftung, Munich ; DG Bank Deutsche Genossenschaftsbank AG et le groupe Mayntz.

Cat. en 2 vol. : textes de N. Bourriaud, D. Birnbaum et C. Esche ; et une documentation iconographique de l´exposition ; visites guidées organisées par Art : Berlin, tél. 49-30-280963-90, www.berlin.de/artberlin.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°125 du 13 avril 2001, avec le titre suivant : La Biennale de Berlin part à la recherche de ses frontières

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