Architecture - Triennale

ARCHITECTURE

Une Triennale d’architecture de lisbonne haut perchée

Par Christian Simenc · Le Journal des Arts

Le 30 octobre 2019 - 1107 mots

En adoptant un thème très intellectuel (« La poétique de la raison »), la manifestation ne s’ouvre pas assez aux profanes. Mais certaines expositions valent largement le détour.

Lisbonne. Intitulée « A Poética da Razão » [« La Poétique de la raison »], la TAL (Triennale d’architecture de Lisbonne) 2019 a placé la barre haute. La raison ? Interroger la raison justement… « Évidemment, n’importe quelle architecture a besoin d’une raison pour exister, avance José Mateus, président de la TAL. Notre but, à travers cette thématique, est justement de faire la lumière sur la spécificité de cette raison : sa nature, ses aspects, les conditions qui la génère, etc. Le fait que l’architecture repose sur la raison et la rationalité est la clé pour que celle-ci soit compréhensible, c’est-à-dire partagée, non pas uniquement par les architectes, mais par tous, sans un fond spécifique dans le domaine. » L’effort est louable, mais le non- initié devra néanmoins s’armer de patience et de volonté pour décrypter la masse de projets de haute volée exposés à Lisbonne.

Cette 5e édition, qui se compose de cinq expositions principales, d’une dizaine de projets collatéraux et d’une poignée de conférences, est cornaquée par l’architecte français Éric Lapierre, lequel a cherché ses commissaires associés au sein de l’institution dans laquelle il enseigne : l’École d’architecture, de la ville et des territoires Paris-Est, à Marne-La-Vallée. D’où ces réflexions universitaires au long cours passionnantes, nécessitant une réelle endurance pour être disséquées et qui montrent, parfois, leurs limites lorsqu’il s’agit de les retranscrire à un public de profanes. Un esprit de pédagogie souffle néanmoins sur la manifestation.

Au Musée d’art, d’architecture et de technologie, Éric Lapierre a installé l’exposition « L’économie de moyens » [voir ill.]. Y figurent en bonne place les sujets en vogue, à commencer par le réchauffement climatique. « Le réchauffement climatique n’est pas un problème pour l’architecture, estime Éric Lapierre. C’est au contraire une chance dont les architectes doivent s’emparer, afin de créer une architecture nouvelle davantage tournée vers la collectivité. » Un volet historique montre que cette quête d’économie est ancestrale. Ainsi, cette série de plans réunis en 1647, à Chartres, par Pierre Le Muet en un livre intitulé Manière de bastir pour toutes sortes de personnes. L’opus décrit, en plans, différentes typologies de constructions pour aménager une petite parcelle. Idem avec ces plans de cours intérieures tous calibrés à la même échelle – 1/1000e –, ce qui permet de faire d’intéressantes comparaisons entre le Palais Strozzi à Florence (Benedetto da Maiano, 1538), la cité Climat de France à Alger (Fernand Pouillon, 1957) et l’ensemble de logements The Whale à Amsterdam (De Architekten, 2000). Cet exercice très formateur est d’ailleurs répété sous d’autres formes : façades, coupes ou maquettes.

Dans le Garagem Sul, au Centre culturel de Belém, le philosophe Sébastien Marrot a quant à lui déployé un travail encyclopédique baptisé « Agriculture et architecture : du côté de la campagne ». Cette exposition rassemble théories et mises en pratique qui n’opposent pas agri­culture et architecture, mais au contraire prônent leur réconciliation. En témoignent ces manières d’augmenter l’autarcie des communautés urbaines, sous l’impulsion notamment du Britannique Rob Hopkins, enseignant en permaculture et initiateur en 2005 du mouvement international des villes en transition (Transition Towns).

L’imagination au pouvoir

Présentée au Musée national d’art contemporain, l’exposition « Inner Space » (« espace intérieur ») est un bonheur. Son thème : l’imagination en architecture. Comment vient-elle ? Le parcours, remarquable, évoque le dynamisme des interactions entre deux univers distincts : l’imagination individuelle et l’imagination collective. Dans ses bandes dessinées, l’illustrateur Manuele Fior fait évoluer ses personnages dans des édifices signés Louis Kahn ou Frank Lloyd Wright, construits ou pas, en tout cas joyeusement décontextualisés.

La photographe Noémie Goudal façonne d’étonnantes structures de carton et de papier, dont les clichés grands formats donnent l’illusion de vraies constructions (série Observatoires). Tandis que l’artiste Julien Rodriguez, lorsqu’il parcourt un bâtiment, le « croque » illico de tête sur une feuille blanche, au stylo à bille et avec force détails, dans la série insolite intitulée La Marche sensible. Il y a un monde, pense-t-on, entre les plaines du nord du Cameroun et l’arrière-pays aragonais en Espagne, et au final il y en a si peu, en deux dimensions, entre la disposition en cercle des huttes traditionnelles de l’ethnie mousgoum et cette villa annulaire érigée à Cretas en 2017 par le duo belge Kersten Geers-David Van Severen. Idem, en 3D cette fois, entre la splendide Casa das Historias Paula Rego (2008) du Portugais Eduardo Souto de Moura à Cascais, non loin de Lisbonne, et ces fours de fusion du XVIe siècle à San Luis de la Paz (Mexique).

De la maison-atelier de l’architecte néo-classique John Soane (1753-1837), à Londres, à la réalité virtuelle fi­gnolée par les as de la firme portugaise 18/25 Research Studio for Architectural Visualization en passant par les paysages « architecturés » des jeux vidéos conçus par le collectif Cardboard Computer, le visiteur, tel un surréaliste, déambule dans l’anticipation de réalités en devenir, et c’est ahurissant. André Breton ne disait-il pas que « l’imaginaire est ce qui tend à devenir réel » ?

L’ornement est-il encore un crime ?  

Débat. Plus d’un siècle après la parution du manifeste d’Adolf Loos Ornement et crime (1908), qui prônait une architecture dépouillée, le débat sur le sujet est loin d’être clos. La TAL 2019 apporte son eau au moulin de trois façons. D’abord, avec une exposition au centre d’art Culturgest (jusqu’au 1er décembre) intitulée « Qu’est-ce que l’ornement ? », sorte de b.a.-ba – parfois un brin brouillon – relatif à l’ornementation, qu’elle soit littérale, comme le montre une photographie de Stefano Graziani représentant une façade de la Maison Rufer, à Vienne (Adolf Loos, 1922), sur laquelle est incrustée une réplique d’une frise du Parthénon – personne n’est parfait !– ou davantage réfléchie, comme cette maquette de l’agence suisse Lütjens-Padmanabhan, sur laquelle motifs, couleurs et autres textures de matériaux génèrent d’expressives façades. Le deuxième événement est la projection d’un film peu connu, tout juste restauré par la Cinémathèque de Bologne et malicieusement intitulé Crime et ornement. Réalisé en 1973 par Luigi Durissi, ce documentaire signé du trio d’architectes Aldo Rossi-Gianni Braghieri- Franco Raggi et produit pour la XVe Triennale de Milan (dont la section architecture était alors dirigée par… Rossi) évoque l’architecture de cette époque. Enfin, le troisième événement consiste en une récompense : le jury de la TAL a décerné son Prix pour l’ensemble de la carrière à l’architecte et urbaniste Denise Scott Brown, 88 ans, épouse de l’architecte américain Robert Venturi de 1967 jusqu’à sa mort, en 2018. Leur plus célèbre ouvrage, L’Enseignement de Las Vegas (1972), écrit avec Steven Izenour, dépeint ladite métropole, où l’ornementation est à son comble et où les enseignes des casinos deviennent l’architecture du paysage.

 

Christian Simenc

TAL 2019 : « La poétique de la raison »,
jusqu’au 2 décembre dans plusieurs lieux de Lisbonne. Agenda : www.2019.trienaldelisboa.com/en/

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°532 du 1 novembre 2019, avec le titre suivant : Une Triennale d’architecture de lisbonne haut perchée

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