Art moderne

Une Tchéquie très fin de siècle

Mille et une facettes de la culture tchèque pour la nouvelle saison Europalia

Par Michel Draguet · Le Journal des Arts

Le 6 novembre 1998 - 1348 mots

En réduisant l’ampleur de son programme pour obéir aux impératifs économiques, Europalia présente une Tchéquie dominée par l’ombre de la fin de siècle. Unique exception, le gothique tardif ne peut faire oublier l’absence complète de ce baroque pragois qui fut l’un des plus riches d’Europe

BRUGES/BRUXELLES/CHARLEROI (de notre correspondant) - Dans toutes les expositions de la saison Europalia, un même désir domine : rendre palpable l’âme tchèque à travers une ville qui, bien sûr, ne pouvait être du voyage. Le visiteur qui voudra “sentir” la cité de Kafka se rendra d’abord à Bruges, où le Provinciaal Hof présente une sélection de vedute réalisées tout au long du XIXe siècle par des artistes tchèques. Aquarelles, dessins, gravures et albums descriptifs détaillent les principaux monuments jusqu’à ce panorama qui rend à l’espace l’illusion de son déploiement.

Au Palais des beaux-arts de Bruxelles, l’accent a été mis sur la fin de siècle. Sans doute pour souligner les parallèles entre Bruxelles et Prague en invitant les regards à se croiser. Pour cette manifestation, traditionnellement au centre d’Europalia, les “métamorphoses” de l’Art nouveau oscillent entre modernité et éclectisme. La mise en scène sobre et élégante de Jean-Jacques Stiefenhofer articule le propos de façon classique. Architecture et arts décoratifs sont mis en évidence sans rechercher le spectaculaire et sans multiplier ces maquettes qui rendent souvent le sujet plus vivant. On regrettera ici que certains effets créés pour Horta n’aient pas été reconduits. À commencer par ces plans géants retranscrits sur les murs qui rythmaient agréablement la succession des documents. Plans, projets, photographies anciennes campent le décor sans faire appel à des vues actuelles qui, agrandies, auraient rendu ses couleurs à la ville qui reste singulièrement absente du propos même.

Sculpture et peinture font figure de parents pauvres. On regrettera de ne pas retrouver en contexte des œuvres du niveau de la Prophétesse Libuse de Masek, les triptyques panthéistes de Preisler – tout comme Bílek, il aurait pu être servi par une meilleure sélection –, les œuvres symbolistes du premier Kupka ou les compositions fantastiques de Josef Váchal. De l’Art nouveau au Cubo-Expressionnisme, l’exposition brosse un panorama partiel qui passe quelque peu à côté de son objectif.

Bien mise en scène, riche malgré ses lacunes, claire dans sa présentation comme dans son propos, l’exposition et le catalogue qui l’accompagne laissent toutefois insatisfait. À l’exception d’affiches, de reliures et de quelques illustrations – le tout intégré dans une étrange section mode –, rien n’échappe au schéma classique des beaux-arts : théâtre, littérature et musique n’y occupent aucune place. La population elle-même semble avoir désertée cette Prague d’historien d’art : seule la haute société apparaît à travers quelques somptueux vêtements. Plus surprenant, le monde juif semble soudain inexistant, comme s’il n’avait occupé aucune place, comme s’il n’avait rien produit !

Photo symboliste et subjectivisme
Dans ce panorama de la fin de siècle, le rapport à la réalité détermine les modes d’engagement artistique. Les photographies présentées à Bruxelles et limitées au Pictorialisme témoignent de la qualité d’une école tchèque qui trouve dans le support photographique à la fois un lieu de recherche plastique et un imaginaire littéraire à créer. L’exposition organisée par Laurent Busine au Palais des beaux-arts de Charleroi retrace l’évolution de la photographie tchèque à travers quatre cents œuvres de ses deux principaux représentants : Frantisek Drtikol (1883-1961) et Josef Sudek (1896-1976). L’éclairage bas, pour des raisons de conservation, et la parfaite présentation font ressortir la qualité plastique et la texture recherchée de ces œuvres qui, avec Drtikol, s’enracinent dans le Symbolisme – jusqu’à cette reprise de la Tentation de saint Antoine de Rops – pour exalter, à travers la photographie, une spiritualisation de la réalité mêlant expressivité et sensualisme.

Membre actif de l’avant-garde pragoise et fondateur de la Société tchèque de photographie, Sudek élabore avec rigorisme des compositions qui évoluent entre plastique pure et fonctionnalisme. Avec les années quarante, Sudek s’imposera comme une des figures majeures du mouvement subjectiviste : le travail des pigments, les effets aléatoires de la mise au point, les jeux de solarisation, les recherches de texture donnent à ses paysages et à ses natures mortes une force d’expression en rupture avec le formalisme de l’abstraction.

Kupka abstrait
Si elle s’inscrit dans la continuité historique, l’exposition telle qu’elle a été – remarquablement – conçue, offre des contrastes saisissants qui mettent le regard en abîme. Les thèmes regroupés et les démarches confrontées vont au-delà de la double rétrospective pour poser une réflexion sur l’acte photographique à travers près d’un siècle de photographie tchèque.

De Drtikol à Sudek, l’abstraction s’impose dans une multiplicité de perspectives. Dans ce domaine, le début du siècle à Prague n’a pas été stérile. L’exposition du Musée d’Ixelles entend le démontrer en présentant les œuvres de la collection Meda Mladek, en dépôt au Musée tchèque des beaux-arts de Prague. On appréciera la découverte d’œuvres rarement présentées, mais on regrettera l’absence de certaines qu’exigeait le titre annoncé à l’affiche. Pour inscrire Kupka dans l’histoire de l’abstraction, nombre de pièces maîtresses auraient dû faire le voyage de Bruxelles.

On en retrouve cependant l’écho dans des esquisses comme celle pour la Baigneuse (1906-1907) ou pour Plans verticaux (1911-1912). Détaillant l’évolution de cet artiste singulier, l’exposition offre au visiteur quelques remarquables dessins, tel le célèbre pastel Femme cueillant des fleurs (1909), les rarement montrées Verticales, ou les étonnants Motifs de la Création I et II (1912-1920) aux accents proches de Kandinsky et des synchromistes américains. Dans le pastel, Kupka joue pleinement de la luminosité et de la sensualité matiériste des couleurs.

Au cœur de la présentation, la Cathédrale (1912-1913) constitue sans doute une des œuvres phares de Kupka. Transparence et rythme, forme et rayonnement, évanescence et géométrie témoignent de la permanence du symbolisme dans l’œuvre de Kupka.

Trésors gothiques
Braqué sur le tournant du siècle, l’essentiel des expositions offre de la Tchéquie une vision moderne qui surprendra l’amoureux de la ville. La Banque Bruxelles Lambert corrige partiellement le regard en présentant une sélection d’œuvres religieuses ainsi que d’objets d’art réalisés en Bohême, en Moravie et en Silésie entre 1400 et 1550. Du Gothique international aux balbutiements de la Renaissance, l’essor artistique va de pair avec une volonté de décentralisation qui, à côté de l’art de cour pratiqué à Prague, donne aux principales cités du royaume leur autonomie politique et culturelle. De cette politique naît une diversité dont l’exposition rend bien compte.

Dans le cadre épuré de l’ancien palais de Charles-Quint et bien mis en valeur par une muséologie sobre, les objets apparaissent dans leur solennité. Des pièces comme la Vierge à l’Enfant de Svojsin sont typiques du style international qui se développe au début du XVe siècle : souplesse de la ligne, sens de l’harmonie tout en délicatesse, recherche de l’effet expressif sans désir d’outrance, idéalité affirmée. Avec le temps, ce “Beau style” se teinte d’une exigence de réalisme de plus en plus marquée, dont témoignent plusieurs œuvres du Maître de l’autel de Rajhrad exposées ici. Le terrain est prêt pour l’assimilation progressive des principes de la Renaissance : unification de l’espace par la perspective et volonté de représentation humaniste de l’homme. La Tchéquie s’impose alors comme un des carrefours majeurs de l’Europe. Place que l’ensemble des expositions tend à revendiquer pour la Tchéquie d’aujourd’hui.

- PRAGUE ART NOUVEAU. MÉTAMORPHOSES D’UN STYLE, jusqu’au 17 janvier, Palais des beaux-arts, 23 rue Ravenstein, 1000 Bruxelles, tél. 32 2 507 84 80. Catalogue 1 250 FB. - L’ART GOTHIQUE TARDIF EN BOHÊME, MORAVIE, SILÉSIE 1400-1550, jusqu’au 17 janvier, Banque Bruxelles Lambert, 6 place Royale, 1000 Bruxelles, tél. 32 2 547 22 92. Catalogue 950 FB. - FRANTISEK KUPKA OU LA NAISSANCE DE L’ABSTRACTION, jusqu’au 10 janvier, Musée d’Ixelles, 71 rue Van Volsem, 1050 Bruxelles, tél. 32 2 511 90 84. Catalogue 900 FB. - FRANTISEK DRTIKOL - JOSEF SUDEK, jusqu’au 20 décembre, Palais des beaux-arts, 6 place du Manège, 6000 Charleroi, tél. 32 71 30 15 97. Catalogue 950 FB. - PRAGUE EN COULEUR. AQUARELLES ET GRAVURES DU XIXe SIÈCLE, jusqu’au 29 novembre, Provinciaal Hof, Grote Markt, 8000 Bruges, tél. 32 50 40 34 16. Programme (musique, théâtre, danse...) par tél. au 32 2 407 85 94.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°70 du 6 novembre 1998, avec le titre suivant : Une Tchéquie très fin de siècle

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