Art contemporain

Saine conversation avec Lubaina Himid

Par Cédric Aurelle · Le Journal des Arts

Le 14 mai 2018 - 695 mots

SERIGNAN

Le Mrac Occitanie organise la première exposition en France de la lauréate du Turner Prize 2017. L’artiste fait de la visibilité des Noirs un projet d’émancipation collective.

Sérignan (Hérault). Proposer à quelques encablures de Béziers une exposition de Lubaina Himid, artiste anglaise originaire de Zanzibar (Tanzanie), n’est pas anodin. Dans ce contexte politique où menacent la division et l’exclusion au profit d’une communauté nationale fantasmée, la réinscription des Noirs dans le champ de la représentation institutionnelle est bienvenue.

Le travail de Lubaina Himid, née en 1954, est intrinsèquement lié au British Black Arts Movement, fondé au Royaume-Uni à la fin de la décennie 1970. Ce mouvement a secoué les années 1980 britanniques, aux prises avec la politique thatchérienne. Il tourne le dos aux pratiques d’artistes originaires des anciens territoires coloniaux ayant rejoint Londres dans les années 1960 en embrassant le vocabulaire moderniste hégémonique. Cette nouvelle génération d’artistes nés ou ayant grandi en Angleterre a fondé un projet diasporique concourant à la production de conscience d’une « blackness » qui trouve ses racines dans la lutte anticolonialiste. Dans cette perspective, l’exposition du Mrac Occitanie montre combien la figuration du corps noir est centrale. Elle s’ouvre sur l’histoire du Rodeur (2016), ce navire négrier parti de Gambie pour la Guadeloupe dont l’intégralité des esclaves transportés sont devenus aveugles au cours de la traversée. Dans cette grande peinture, Himid, au lieu de réinventer des scènes d’horreur, déplace le sujet vers la parabole. Des personnages noirs étrangers à eux-mêmes cherchent par la conversation les modalités de la formulation d’une histoire que les archives ont inscrite au registre des pertes comptables. L’artiste s’applique à saisir les réverbérations de cette histoire dans le présent.

S’il s’agit bien de redonner une présence institutionnelle au corps noir, c’est surtout ici parce que l’histoire de l’art occidental l’a construit comme marqueur social de richesse. En détourant des figurines de leur camisole picturale, Lubaina Himid magnifie des personnages anonymisés par la peinture dans une grande commedia dell’arte émancipatrice qui occupe le centre de l’exposition. Des personnages repeints à taille humaine sur panneaux de bois regardent les visiteurs. Naming the Money (2004), soit « nommer l’argent », est ce que fait la voix de l’artiste, sur fond de musique baroque ou de jazz, ces deux antipodes sonores de l’histoire de l’esclavage. Elle y égrène des identités et des activités possibles permettant aux personnages de se réinventer sous notre regard. Sur un mur, des dessins aux motifs abstraits sont accrochés en grille. Intitulés Cotton.com (2002), ils sont le produit de « conversations » imaginaires entre les esclaves de Caroline du Sud et les travailleurs du coton dans le nord de l’Angleterre. L’artiste y entremêle des questions de race et de classe dans la délicatesse de dessins abstraits reproduisant, inventant parfois, des motifs d’imprimés européens.

«The Guardian » revu et corrigé

Si la question du genre ne domine pas le discours de l’artiste, la grande toile qui reprend Les Deux Femmes courant sur la plage de Picasso ressort ici particulièrement. Dans cette œuvre au titre programmatique, Freedom and Change (1984, « Liberté et changement »), les baigneuses devenues noires ne semblent plus fuir (devant des chiens, le regard masculin ?). Deux profils d’hommes comme enfoncés dans le sol derrière les coureuses ainsi que deux chiens tenus en laisse au devant pourraient être ces éléments perturbants neutralisés par leur rejet à l’extérieur de la toile.

< En revenant sur nos pas, on tombe sur un alignement d’une dizaine de doubles pages du quotidien britannique The Guardian ouvertes sur des représentations de Noirs, dont une partie des textes a été agrémentée ou détourée par l’artiste. Himid fait ressortir ici l’incapacité du journal de la gauche libérale à traiter la page comme un tout, trahissant une vision dans laquelle les Noirs, même au sommet du succès, sont associés à une figure négative. Dans le grand bazar médiatique du marché néolibéral qui recycle insidieusement les présupposés racistes, le travail de Lubaina Himid doit être compris non comme le produit globalisé d’une « blackness » réassignée au statut de marchandise, mais comme un projet issu de luttes transnationales dans lequel chacun pourra se projeter.

Lubaina Himid, Gifts to Kings, jusqu’au 16 septembre, Musée régional d’art contemporain Occitanie/Pyrénées-Méditerranée, 146, av. de la Plage, 34410 Sérignan.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°501 du 11 mai 2018, avec le titre suivant : Saine conversation avec Lubaina Himid

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