Art ancien

Portrait de Martin Desjardins par Hyacinthe Rigaud

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 24 novembre 2020 - 1048 mots

Si le portrait du sculpteur Martin Desjardins est une des premières œuvres conservées de Hyacinthe Rigaud (1659-1743), le peintre s’y révèle déjà laudateur des prospérités et scrutateur des passions.

Peintre des fastes français et de l’aristocratie hexagonale, Hyacinthe Rigaud eût été espagnol si le Roussillon n’avait été annexé au royaume de France le 7 novembre 1659, quelque cent jours après sa naissance. Son apprentissage, Rigaud le débute en Catalogne avant de rejoindre Montpellier, Lyon puis, à 22 ans, Paris, où il remporte un an plus tard, en 1682, le premier prix de l’Académie royale de peinture et de sculpture, sans pour autant sacrifier à l’usage, qui exigeait que l’impétrant poursuivît sa formation à Rome.

Le royaume des passions

Car le jeune Hyacinthe ne rêve pas d’Italie, de ruines et d’antiquités. Il veut fixer les siens – proches et contemporains –, il veut peindre ce que la société comporte d’élites, d’intellectuels, d’artistes, de nobles et de prélats. Tout est là, à portée d’œil et de main. En 1683, il entreprend ainsi de peindre Martin van den Bogaert, dit Desjardins (1637-1694), éminent sculpteur et recteur de la prestigieuse académie. Les vingt-deux années qui séparent les deux hommes ne contrarieront jamais une amitié fidèle, ainsi qu’en témoignent les quatre portraits que le peintre réalisa à la demande de son aîné.

Conservé au château de Versailles et restauré pour l’ambitieuse exposition que lui réserve cette dernière institution, ce portrait magnétique parvient à dire le prestige d’une position et la noblesse d’une âme, la hauteur d’un esprit et la dextérité d’une main. Il rappelle surtout que Hyacinthe Rigaud, dont le nom fut (trop) souvent associé à un chef-d’œuvre (le Portrait de Louis XIV en costume royal, de 1701), ne saurait être l’homme d’un seul portrait. Au contraire : peuplée de pièces majeures, la galerie de portraits versaillaise trahit une variété et une originalité insoupçonnées, loin des canevas dogmatiques et des schèmes orthodoxes, quand sous le joug du rang transpire un autre royaume, celui des passions.

Insondable distance

Le visage est rond et mûr. Mais d’une maturité assumée et affirmée, quand la jeunesse est derrière soi et que la vieillesse ne poudre pas encore la chevelure. Martin Desjardins a 49 étés et son portraitiste, qui le regarde avec respect, sans doute avec déférence, 24 printemps. Les saisons ne sont pas les mêmes, évidemment, mais l’amitié entre les deux hommes autorise un peu de vraisemblance, fût-elle peu flatteuse, comme ce cou goitreux qui trahit un embonpoint qu’eût masqué l’ampleur fastueuse des étoffes. La bouche lippue, ombrée par une esquisse de sourire, a beau être fermée, elle semble contenir un plaisir, une satisfaction – celle d’avoir réussi, d’être parvenu. Les yeux sont bleus, d’un bleu-gris qui confère au regard une présence infrangible et une distance insondable, quand l’être tout à la fois s’offre et se dérobe. Exercice d’équilibriste qui rappelle, pour reprendre les mots de Blaise Pascal, combien le portrait « porte absence et présence »…

Éloquent monument

Nul peintre sans pinceau, nul géographe sans globe, nul écrivain sans livre : l’attribut est l’instrument même de l’identification, l’incontournable métonymie du portraituré. L’attribut permet de dire de manière éloquente, quoique silencieuse, une qualité et une fonction, voire une aspiration. Ce faisant, Martin Desjardins est associé, au-dessus de sa main gauche, à son monument à la gloire du roi, une commande du maréchal La Feuillade qui marque assurément l’apogée de sa carrière. Flanqué des quatre allégories des Captifs (l’Empire, l’Espagne, la Hollande et le Brandebourg), le monument n’est pas encore affecté à la future place des Victoires, à Paris, avant de devenir l’une des victimes expiatoires de l’iconoclasme révolutionnaire. Par conséquent, Rigaud représente le monument dans un lieu indistinct, tout à la fois bucolique et urbain, livrant au passage un morceau de paysage que charrie un ciel bleu et lourd, balafré par une brèche lumineuse – discret présage de la gloire prochaine ?

Bleu électrique

Bleu du ciel, bleu des yeux, bleu du vêtement : la toile est un gigantesque camaïeu qui prouve combien Hyacinthe Rigaud est un remarquable coloriste, à l’heure où les débats à l’Académie royale de peinture et de sculpture déchirent les poussinistes, défenseurs d’une esthétique de l’ordre comme de la rationalité linéaire, et les rubénistes, partisans du tumulte des émotions et de l’ardeur chromatique. Fermé par une agrafe de diamants, le manteau du modèle, dont le bleu éclatant tranche avec la blancheur dentelée du col débraillé, est d’une remarquable hardiesse, exhaussée par la restauration du tableau en 2019. Le bleu outremer le dispute au bleu cobalt, de vastes ombres dialoguent avec des reflets lumineux : la couleur est ici servie par une science des étoffes proprement sculpturale et par des plis qui, amples et baroques, trahissent les affinités statuaires du peintre catalan, lequel peindra bientôt Antoine Coysevox (1704) puis François Girardon (1705-1706). Sans jamais retrouver cette couleur diluvienne et électrique.

Main souveraine

Hyacinthe Rigaud pouvait, lorsque le modèle ne consentait pas à se déplacer à son atelier, composer la figure sur une petite toile, par la suite suturée à la composition d’ensemble, puis travailler dans un second temps les mains ou le corps. Le visage, ce siège éloquent de l’âme, méritait le génie du peintre, lequel pouvait déléguer à des assistants des attitudes et détails consultables sur catalogue. Mais ici, la main n’est pas anecdotique : négligemment exhibée, aristocratiquement abandonnée, presque maniériste, elle paraît discipliner l’allégorie de bronze doré, représentant l’Empire, que le sculpteur conçut pour son monument de la place des Victoires. Une récente radiographie nous apprend que le peintre, d’abord, orienta diversement la tête, laquelle figure dans des positions distinctes dans les portraits ultérieurs de Desjardins, comme si Rigaud avait tenu à appréhender par les circonspections de la peinture les différentes faces de cette ronde-bosse. À moins que cet homme de bleu vêtu mettant la main sur l’Empire ne soit une allégorie royale ?

 

Juillet 1659
Naissance de Hyacinthe Rigaud à Perpignan
1671
Entre dans l’atelier d’un peintre de Carcassonne, avant de fréquenter l’atelier d’Antoine Ranc à Montpellier
1682
Remporte le premier prix à l’Académie royale de peinture et de sculpture, un an après s’être installé à Paris
1683
 
 
1691
Premier portrait du roi Louis XIV
1715
Mort de Louis XIV. Portrait de Louis XV, alors âgé de 5 ans
1733
Rigaud est élu directeur de l’Académie
1743
Mort à Paris
« Hyacinthe Rigaud ou le portrait Soleil»,
Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon, place d’Armes, Versailles (78). Tous les jours sauf le lundi de 9 h à 17 h 30. Tarif : 18 €. Commissaires : Ariane James-Sarazin, Laurent Salomé et Élodie Vaysse. chateauversailles.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°739 du 1 décembre 2020, avec le titre suivant : Portrait de Martin Desjardins par Hyacinthe Rigaud

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