Art moderne

Grand Palais

L’estimable Gustave Caillebotte

Une première rétrospective révélant un peintre qui se cherche

Par Alain Cueff · Le Journal des Arts

Le 1 octobre 1994 - 774 mots

PARIS

Avec quatre-vingt-neuf peintures et vingt-huit dessins, la rétrospective Gustave Caillebotte, qui s’est ouverte au Grand Palais, donne sa juste place au plus méconnu des impressionnistes. De la Route à Naples aux paysages d’Yerres, l’itinéraire nostalgique d’un riche marginal.

Paris - "On ne peut éviter, écrit Kirk Varnedoe, d’aborder la question générale de savoir si Caillebotte était ‘aussi bon’ que les autres peintres impressionnistes. Pour faire court, sans s’appesantir sur les précautions d’usage quant aux critères relatifs du ‘bon’, la réponse est non.." Le directeur du département des peintures au Moma, éminent spécialiste de l’artiste, s’empresse d’ajouter que, pour lui, n’importe laquelle des œuvres majeures de Caillebotte "est plus importante, originale et féconde que la totalité des Pissarro, la plupart des Renoir et bon nombre des Monet de la même période".

Jugement provocateur, qui a le grand mérite de circonscrire sans ambages le domaine dans lequel cet impressionniste tardif et marginal reste passionnant : celui des images, dont la modernité est toutefois plus empruntée que ne le laisse entendre Varnedoe. Singuliers clichés haussmanniens, servis par une technique appliquée (les dessins sont schématiques et laborieux) et un talent limité, que, sans doute, la fortune immense dont il disposait n’a pas stimulé.

Points de rupture
Mais, dans les premières années de sa brève carrière, Caillebotte a le goût des perspectives insolites, que les caricaturistes moqueront et que la photographie exploitera bien plus tard, et qui donnent à ses sujets, au premier abord communs, une force curieuse. Les célébrissimes Raboteurs de parquet, l’étonnant Pont de l’Europe, l’immense Rue de Paris ; temps de pluie, mais surtout des œuvres plus atypiques comme Un refuge boulevard Haussmann ou encore Le Boulevard vu d’en haut traduisent une sorte de vertige. Nul doute que Caillebotte ne se soit astreint à essayer de le dominer et que ce ne soit là l’origine d’une vocation qui ne sera jamais marquée par la fougue.

Presque tous ses personnages sont en équilibre instable, affrontent des précipices urbains à leur fenêtre, s’apprêtent à plonger dans la rivière, se gardent de glisser sur le pavé humide, ou se perdent dans leur canapé, le plus souvent au second plan, dans l’ombre des femmes. Le sol ou les objets eux-mêmes se dérobent dans des effets perspectifs dont on ne peut pas toujours établir s’ils sont ou non désirés – ambiguïté qui n’est certes pas étrangère au trouble que suscitent ces visions. Les hommes, au regard invariablement triste et désœuvré, ne semblent trouver le repos qu’à bord de leurs périssoires qui glissent facilement sur l’Yerres. Encore que tel canotier en haut de forme semble habité par un obscur remords.

L’audace et la convention
Jusque dans ses dernières toiles, comme Linge séchant, Petit Gennevilliers (1892) où la corde se perd dans le ciel, Caillebotte ressasse, dirait-on, cette même terreur du point où la rupture sera inévitable. Dans Peintres en bâtiment, un ouvrier considère attentivement son collègue juché sur une échelle : la phobie trouve là son dispositif le plus explicite. Pour ce peintre en bâtiment à l’attitude inquiète, qui pourrait fort bien passer pour un autoportrait psychologique, l’exercice du regard est paralysant, pétrifiant.

Les meilleures œuvres de Caillebotte sont le fruit de ces incertitudes complexées de l’artiste peintre. D’où cette violence que la torpeur domestique empêche in extremis de déborder. Le Nu au divan, qu’il n’avait précisément jamais exposé de son vivant, est la seule exception, où la mort triomphera de ce corps gracile, faute d’un amant ou d’un regard entreprenant.

Les audaces dont Caillebotte est capable, à son corps défendant, l’auront d’ailleurs suffisamment effrayé pour qu’il s’en tienne, dans les dernières années, à la production d’œuvres conventionnelles, que les commissaires, Anne Distel, du Musée d’Orsay et Douglas W. Druick, de l’Art Institute of Chicago, ont choisi avec raison d’écarter de leur sélection. Mais ce choix bienveillant ne pouvait éviter, en fin de parcours, ni les natures mortes – exercice obligé où Caillebotte laisse voir toutes ses limites – ni les portraits qui, pour la plupart, sont d’une grande indigence.

Sauf lorsqu’une anomalie s’y glisse, comme dans Intérieur, femme lisant ou dans l’intrigant Portrait de l’artiste au chevalet. Avec ses deux autoportraits, conçus avec une pose identique à quelques mois d’intervalle, datés des dernières années, Caillebotte laisse de lui-même l’image d’un homme mélancolique et insatisfait.

"Gustave Caillebotte, 1848-1894"

Galeries nationales du Grand Palais, jusqu’au 9 janvier. L’exposition sera présentée à l’Art Institute de Chicago du 15 février au 28 mai 1995. Catalogue, 378 pages, 340 ill., 320 F., Éditions de la RMN.

Deux vidéos : Gustave Caillebotte ou les aventures du regard, d’Alain Jaubert, et Portrait de Gustave Caillebotte à la campagne, d’Emmanuel Laurent, en coffret, 170 F., coédition La Sept Vidéo/RMN.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°7 du 1 octobre 1994, avec le titre suivant : L’estimable Gustave Caillebotte

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