Centre d'art

Les rituels artistiques de Marie-Ange Guilleminot

Par Anne-Cécile Sanchez · L'ŒIL

Le 21 mai 2025 - 1478 mots

Invitée à l’abbaye de Maubuisson, la plasticienne performeuse déploie sa palette artistique autour du concept d’habitat et expose ses œuvres majeures, sculptures, films, textiles et ses livres d’artistes. L’occasion d’évoquer avec elle son parcours d’art protéiforme.

« Il n’est pas interdit de toucher ». C’est avec ce sous-titre, un brin transgressif dans l’espace muséal, que sont exposées en 1994 les Poupées de Marie-Ange Guilleminot (née en 1960) au Musée d’art moderne de Paris – ARC, dans « L’hiver de l’amour ». Cette exposition de groupe, la première à laquelle elle participe, constitue un tremplin pour elle et un tournant dans l’art contemporain. Pendant deux mois, cinq jeunes commissaires – Elein Fleiss, Dominique Gonzalez-Foerster, Bernard Joisten, Jean-Luc Vilmouth et Olivier Zahm – invités par la directrice du musée, Suzanne Pagé, réunissent autour d’eux les œuvres d’une quarantaine d’artistes et de créateurs, dressant « un panorama générationnel de l’art » inédit. « Auparavant, les expositions d’art contemporain étaient désertes. Et là, tout d’un coup, à notre grande surprise, il y avait des files d’attente », se rappelle Elein Fleiss (in « Expologie », cycle de rencontres consacré aux expositions emblématiques de l’histoire de l’art contemporain, conçu par Clément Dirié, 2021). « L’hiver de l’amour » voyage ensuite au MoMA PS1 (octobre 1994-janvier 1995), à New York, où Marie-Ange Guilleminot, alors toute jeune plasticienne, se livre en public à une performance activant son Chapeau-Vie, une « sculpture d’usage » prenant la forme d’un couvre-chef, qu’elle a conçue à l’origine pour un de ses proches, l’historien de l’art suisse Hans Ulrich Obrist, appelé à devenir un des commissaires d’exposition les plus célèbres du XXIe siècle.Marie Ménestrier, directrice de l’abbaye de Maubuisson, se souvient de l’effet qu’a produit sur elle la diffusion d’une captation filmée de cette démonstration du Chapeau-Vie alors qu’elle n’était encore qu’une étudiante aux Beaux-Arts. « Cette démarche mêlant performance, vidéo d’artiste et objet de design m’avait beaucoup marquée », relate-t-elle. Bien des années plus tard, effectuant une visite à l’atelier de Marie-Ange Guilleminot, elle découvre l’étendue de son œuvre (sculpture, édition, films…) et décide de lui consacrer cette exposition personnelle, « Construis toi-même l’espace où tu vis », la première de cette envergure sur le sol français. Bien que présente dans de grandes collections publiques, Marie-Ange Guilleminot n’a pas atteint en France le niveau de notoriété de certains des artistes de sa génération, dont quelques-uns sont ses amis. Sans doute parce que très tôt, elle est partie à l’étranger, notamment au Japon, pour y exposer. Peut-être aussi parce que les malentendus n’ont pas manqué à propos de son travail, dont l’esthétique raffinée a pu faire oublier la complexité et la profondeur. L’attention dont il témoigne pour les gestes et les savoir-faire artisanaux, redevenue à présent si contemporaine, l’a de plus tenu à l’écart des programmations conceptuelles.

L’art en boîte

Alors que va bientôt paraître la première monographie consacrée à son œuvre, Marie-Ange Guilleminot, qui a conservé sa longue chevelure et son timbre de voix juvénile, remonte le fil du temps et se remémore ce moment où, fraîchement diplômée de la Villa Arson, elle se trouve confrontée à cette interrogation brûlante : es-tu prête à vivre de ton art, à t’engager dans cette voie ? Avec la disparition cruellement précoce de son premier compagnon, l’artiste franco-israélien Absalon (de son vrai nom Meir Eshel), qui succomba en 1993 au virus du sida, une autre question cruciale surgit également très tôt dans son travail, celle de la mort et du deuil. Le titre de son exposition à l’abbaye de Maubuisson « Construis toi-même l’espace où tu vis » fait d’ailleurs autant écho aux recherches de la Brésilienne Lygia Clark (1920-1988) qu’à celles d’Absalon, connu pour ses microarchitectures. Les Cellules de vie immaculées d’Absalon (exposées en 2021-2022 au CAPC de Bordeaux) relevaient d’une construction de l’intimité, exprimaient aussi une utopie sociale. Une dimension que l’on retrouve dans le projet des Boîtes de Marie-Ange Guilleminot. Elle commence en 1997 cette entreprise étonnante, obtenant, d’abord à l’amiable, puis de façon officielle, la concession d’un étal de bouquiniste en face du 17, quai de Conti à Paris, afin d’y présenter des livres d’artistes – les siens comme ceux de ses invités. Constituée en association – dont Guy Tosatto, l’ancien directeur du Musée de Grenoble, puis l’historienne de l’art Marie-Laure Bernadac ont été les présidents successifs –, la Boîte a continué d’être activée au fil des décennies et des partenariats avec des écoles d’art. Quatre nouvelles Boîtes flambant neuves figurent même à Maubuisson. On ne peut s’empêcher de remarquer que les formes rectangulaires asymétriques de ces Boîtes surmontées d’un couvercle évoquent aussi vaguement celles de sarcophages. On soumet cette analogie à l’artiste, qui s’empresse de ne pas la valider, sans la démentir. Marie-Ange Guilleminot aime en effet laisser les interprétations ouvertes aux projections individuelles et à l’ambivalence. LeChapeau-Vie conçu pour accompagner son destinataire tout au long de l’existence peut ainsi rester posé sur un socle tel un objet de contemplation, être porté comme une coiffe, ou se dérouler à partir de la tête de façon à recouvrir le corps, à la manière d’un sac de couchage ou d’un linceul. Quant à l’Oursin réalisé à une échelle monumentale lors de sa résidence à l’Atelier Calder en 2000, Marie-Ange Guilleminot est la première étonnée, lorsqu’elle déploie au Japon son enveloppe argentée circulaire (réalisée à partir de couvertures de survie métallisées), que le public nippon y voie pour sa part un champignon atomique.

« Penser avec les mains »

Le textile omniprésent dans son travail fait souvent référence à l’habillement. Le vêtement la relie à la culture japonaise qu’elle affectionne (notamment cet ensemble de sept Kimonos en soie portant la mémoire de Hiroshima), mais aussi à son histoire familiale. « Mon grand-père, raconte-t-elle, avait fait les Beaux-Arts, mais il a d’abord travaillé comme expert en tissus pour les Galeries Lafayette, avant de créer ses propres tissages. C’est un univers que j’ai connu enfant et adolescente. De même que j’ai adoré la demeure de Jeanne Lanvin au Vésinet qu’avaient rachetée mes grands-parents. » Du vêtement – « la première maison à l’échelle du corps », suggère-t-elle –, la discussion glisse naturellement vers l’architecture et sa série de films Maison-de-Vie tournés dans des lieux rares, tels que le Musée Horta (Bruxelles), la Villa Savoye (Poissy), ou la Villa Noailles (Hyères), que sa présence vient un temps habiter pour y faire œuvre. « Dans sa réflexion et sa pratique, tout est lié de façon rhizomique », affirme Marie Ménestrier. Qu’il s’agisse de textiles ou de mobilier – Le Paravent, le meuble Spirale –, les sculptures de Marie-Ange Guilleminot ont pour dénominateur commun la modularité, le nomadisme, et une économie de moyens qui, malgré leur beauté, les empêche de verser dans le registre de la préciosité. Toutes sont faites pour être touchées, manipulées. Ce n’est pas un hasard si Olivier Saillard, alors directeur du Musée de la Mode – Palais Galliera, lui a passé commande d’un dispositif offrant aux non-voyants de manipuler une sélection de vêtements et d’accessoires de la collection, reproduits à l’identique et rangés dans une malle au design intemporel. Intitulée Touchez-voir, cette pièce fait écho à la façon dont l’artiste elle-même dit « penser avec les mains ». Pour permettre au public d’avoir accès au rapport tactile essentiel de son travail, l’abbaye de Maubuisson a d’ailleurs mis en place dans l’exposition une équipe de médiation orale et un livret de visite. Ses films offrent aussi d’appréhender sa démarche, en montrant les objets et les sculptures en situation. Certains longs, d’autres au format de « haïku », ils bâtissent un corpus dans lequel Marie-Ange Guilleminot voit son testament d’artiste. « Ce legs se constitue de mon vivant. Mes films sont représentatifs de quelque chose en train de se faire et qui renvoie à toute mon œuvre », explique-t-elle. Il arrive aussi qu’ils pallient une perte, comme l’opus tourné avec Armande Chollat-Namy dans l’atelier Brancusi, quelques jours avant sa fermeture (Coupes, hommage à Brancusi, 2024). On y voit les bols en porcelaine immaculée confectionnés par Marie-Ange Guilleminot à la Manufacture de Sèvres, l’artisanat d’excellence dialoguant ici avec l’histoire de l’art dans un jeu de proportions et de regards. La caméra effleure les œuvres, suspendue aux mouvements lents des performeurs, captant des tableaux d’une beauté saisissante, comme l’apparition de cette silhouette en kimono rose pâle à motifs blancs épousant, bras ouverts, l’univers du sculpteur dans une épiphanie immobile. Marie-Ange Guilleminot invente ainsi des rituels qui se passent de mots, mais qui transmettent la mémoire des gestes.

 

1960
Naissance à Saint-Germain-en-Laye
1985
Diplômée de l’École nationale supérieure d’art, la Villa Arson, à Nice
1997
Mention d’honneur à la 47e Biennale de Venise pour son installation « Le Salon de transformation »
2000
Résidence à l’Atelier Calder
2005-2006
Double exposition au Hiroshima City Museum of Contemporary Art et au Kyoto Art Center
2015
« Laps » , exposition rétrospective à la Cité de la céramique de Sèvres
2024
« Coupes, Hommage à Brancusi, » film hommage tourné avant la fermeture de l’atelier de Constantin Brancusi sur le parvis du Centre Pompidou
2025
« Construis toi-même l’espace où tu vis » , Abbaye de Maubuisson, jusqu’au 31 août
À voir
« Construis toi-même l’espace où tu vis »,
abbaye de Maubuisson, avenue Richard de Tour, Saint-Ouen-L’Aumône (95), jusqu’au 31 août, www.valdoise.fr + Retrouvez l’actualité des « Boîtes » sur Instagram @laboite31.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°786 du 1 juin 2025, avec le titre suivant : Les rituels artistiques de Marie-Ange Guilleminot

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