ART MODERNE

Leçon de peinture à Francfort

Par Itzhak Goldberg · Le Journal des Arts

Le 15 novembre 2017 - 647 mots

Au Städel Museum, Matisse et Bonnard, amis et admirateurs chacun de l’œuvre de l’autre, sont confrontés à travers les thèmes de la fenêtre et du nu.

 Francfort-sur-le-Main. Mettre en regard les œuvres de Matisse et de Bonnard apparaît d’une évidence telle que personne, avant le Städel Museum, ne l’avait envisagé sérieusement. Le prétexte avancé par les commissaires, soit l’amitié et les échanges entre ces deux peintres ou encore les tableaux qu’ils possédaient l’un de l’autre – d’ailleurs exposés à Francfort –, n’était pas absolument nécessaire tant leurs productions plastiques semblent entretenir un dialogue incessant. Sous un titre fade, « Longue vie à la peinture », les œuvres de ces artistes sont présentées de façon thématique (intérieur, nature, nature morte, figure féminine). Choix astucieux, car la comparaison offre une véritable leçon de peinture au spectateur. Cette option est d’autant plus justifiée qu’à la différence de Matisse le style de Bonnard varie relativement peu, la période nabi étant passée. Après un rapide survol des premières œuvres des deux peintres, l’exposition s’intéresse à la problématique picturale essentielle à laquelle ils s’affrontaient l’un et l’autre, le rapport intérieur-extérieur.

Hardiesse pour l’un, effraction pour l’autre
Face à L’Intérieur rouge (1948) – mais ceci est déjà visible dans L’Harmonie rouge de 1908 –, on comprend l’immense prestige que l’histoire de l’art accorde à Matisse. De fait, cette toile est en quelque sorte, pour l’œil, un piège dans lequel le regard tâtonnant ne parvient pas à situer les différents composants aplatis dans l’espace. Sans chercher à délier le tableau de tout ancrage référentiel, Matisse « invente » une articulation spatiale qui dénature les règles de la perspective classique. Ici, la séparation entre le monde intérieur et la réalité extérieure n’offre plus de certitudes. Souvent, la fenêtre, qui jouait le rôle d’une frontière, devient un « échangeur […] entre le subjectif et l’objectif, le moi et le monde » (P. Schneider, Matisse, 1992, éd. Flammarion).

Chez Bonnard, la déformation de l’espace est moins explicite. Avec Bol de lait (1919), il faut un certain temps pour s’apercevoir que de légères altérationsmontrent la femme et la table dressée selon un point de vue différent. Quand Matisse affirme avec hardiesse, Bonnard procède comme par effraction, comme par défaut. Ainsi, le premier instaure un ordre esthétique nouveau ; le second manie avec subtilité un effort de sape. Curieusement, la puissance artistique de Bonnard est à son comble quand l’extérieur est observé à partir d’une terrasse (La Salle à manger, 1925, ou la merveilleuse Terrasse ensoleillée, 1939-1946). Dans ces scènes, tout semble fusionner sous une luminosité presque aveuglante, comme si aucune séparation n’existait entre nature et culture.

Toutefois, c’est la femme, plus précisément le nu féminin, qui reste la préoccupation principale de ces deux protagonistes. Mention spéciale au magnifique Grand nu allongé de Baltimore (1935), une œuvre majeure de Matisse qui ne quitte que très rarement les cimaises du musée américain. Mais surtout, la comparaison avec Bonnard dans le traitement de ce sujet permet de relativiser la vision communément admise du chef de file des fauves. Ainsi, le nu matissien, plus modèle que femme, esttenu à distance à l’aide d’un contour net et d’un modelé appuyé, presque sculptural (Odalisque avec un tambourin [1925], Nu dans un fauteuil [1920]). Chez Bonnard, les volumes du corps semblent dénués de poids, la chair est dissoute par la lumière, la texture n’est que couleur vibrante, écrin translucide. Avec ces nus (Nu au miroir [1931], Le Large Tub [1937-1939]), au-delà de la richesse chromatique inhérente à la représentation de la carnation, l’épiderme et la surface de la peinture se confondent, le regard ne fait que glisser. Une sensualité diffuse ou une manière de sublimer le corps féminin ? Sensualité que l’on retrouve dans les dessins de Matisse, exécutés avec une virtuosité inégalable qui rivalise avec sa peinture. La répétition d’une courbe ou d’une arabesque, les liens organiques internes, sont promesse d’un plaisir intense. « Lorsque j’étudie les femmes, je pense souvent aux fleurs », écrit Matisse.

Matisse-Bonnard, Longue vie à la peinture,
jusqu’au 14 janvier 2018, Städel Museum, Schaumainkai 63, Francfort-sur-le-Main, Allemagne.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°489 du 17 novembre 2017, avec le titre suivant : Leçon de peinture à Francfort

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