Art moderne

« Le Soleil » de Nicolas de Staël

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 30 avril 2018 - 1249 mots

De l’été 1953 à l’automne 1954, Nicolas de Staël fait de la Provence son refuge. Là-bas, juste avant de se donner la mort, il peint à n’en plus finir, comme le rappelle l’exposition de l’Hôtel de Caumont à Aix-en-Provence, obsédé par une lumière contondante et un amour ardent. Le soleil, en face.

Né en 1914, Nicolas de Staël n’aura pas peint beaucoup. Longtemps, s’entend. Quinze ans, tout juste. De quoi se faire la main, pour certains. De quoi tout essayer, pour lui. Quinze années d’explorations, de revirements, de voyages, de fuites, de fuites éperdues vers l’intranquillité, là où, rien n’étant aisé, tout se joue et se déjoue. Juillet 1953. Après un séjour new-yorkais, Staël s’installe en Provence avec sa femme Françoise et ses trois enfants. Depuis « Lou Roucas », une magnanerie qu’il loue à Lagnes sur les conseils de René Char, il découvre l’éblouissante beauté de la région ainsi que de Jeanne, dont les charmes ensorcelants renversèrent également le poète. Le monde tremble, la vie fulgure : le peintre découvre l’éclat du soleil, la lumière franche et la passion qui transperce, chavire, ravine.

Soleil noir

De Lagnes puis de Ménerbes, où il achète bientôt une splendide bâtisse du XVIe siècle, Staël travaille avec fièvre et, au marchand Paul Rosenberg qui lui prépare une exposition transatlantique, confie sa jubilation. Sous « cette lumière vorace », le peintre arpente le « Paradis tout simplement avec des horizons sans limites ». La Provence est un rêve et un mitan, à mi-chemin entre l’Italie, que l’artiste gagne en août 1953, avec sa femme et son amante, et entre Paris, où il revient parfois embrasser la première, devenue mère d’un petit Gustave.

La vie se diffracte. La palette vibre, crépite. Brûle même. Le monde gagne en profondeur et en épaisseur. La preuve : il est possible de peindre au couteau. Petite toile programmatique, Le Soleil (1953) est un monument de grâce. Extase et acmé, elle dit la joie et la fin. Tranchante comme une lame, comme chez Van Gogh, quand rôdent la folie ou la mort. Le 16 mars 1955, ivre d’amour et de chagrin, Staël se jette dans le vide, non sans avoir confié au mari trompé les lettres de Jeanne et ces trois mots, limpides : « Vous avez gagné. » Le soleil, noir, très noir.

Le couteau tranchant

Sous la peinture se devine la toile tramée, laquelle n’est pas toujours parfaitement recouverte. Rapidité du geste qui épargne malgré lui la toile. Écoulement de la matière colorée qui, telle une lave incontinente, dégoulinerait sublimement. Macules, souillures, traînées, coulées : ici tout se voit, se devine. Le support, comme la surface. Remarquablement, le peintre recourt au pinceau et au couteau, comme s’il fallait soustraire, enlever ce qui déborde, et qui se nomme alors lumière, passion, souffrance, Jeanne. Le couteau ne profane pas, bien au contraire, il permet de trancher dans l’excès, dans la matière épaisse et pâteuse, d’anatomiser le réel. Et d’aller vite, très vite. Gestualité pure. Du reste, Nicolas de Staël s’est renouvelé très vite, si l’on en croit la lettre que lui adresse son marchand Paul Rosenberg depuis les États-Unis, en décembre 1954 : « Vos dernières peintures ont été bien reçues […]. Il y a cependant des gens pour regretter vos empâtements […] Mais vous savez qu’un artiste est toujours préféré pour ce qu’il fait avant. »

L’hommage prémonitoire

Le ciel est d’une pâleur éblouissante, sans que cela ne constitue jamais un accord contradictoire. Simplement, la lumière aveugle. D’un jaune ivoirin, le ciel plonge dans un jaune soutenu, byzantin. Il se mélange à lui, bave sur lui. Fusion des éléments, de l’air et de la terre. Alchimie musicale, tonale.

Le jaune or n’est-il pas celui des tournesols qui poudroient ou des blés qui resplendissent ? Ne songe-t-on pas à Van Gogh, à l’incandescence de sa palette, conçue soixante-cinq ans plus tôt, non loin de là, à Arles ? Ne songe-t-on pas aux champs magnétiques de ce dernier, et notamment au tout dernier, cette folle échappée existentielle peinte à Auvers-sur-Oise (1890) ?

À cet égard, n’aperçoit-on pas, dans le ciel de Staël, une virgule bleue, perdue comme le serait un corbeau, cet oiseau de malheur ? Quelques mois après ce petit Soleil, le peintre hume la désolation, voit s’éteindre la lumière et se rétrécir le monde puis choisit de mourir, comme le Hollandais avant lui. Désespéré, Nicolas de Staël en avait assez vu.

Le vide fascinant

En plein cœur de la toile, le soleil donne son titre à cette toute petite œuvre (16 x 24 cm). Imparable, il trône. Dans le mille, il est indiscutable. À bien y regarder, on devine des effets de texture et des plissements, ainsi ceux qui parcheminent la lune. La peinture, par endroits, est comme écaillée : la faute à la nature de cette pochade ou à une épargne voulue par l’artiste ? Un peu des deux. Par conséquent, ce soleil n’est pas si rond, pas si parfait. On dirait presque un Otage de Fautrier. Il sent la vie mais aussi la mort, ou la brûlure. Nicolas de Staël le sait et l’insinue : il n’est pas donné à tout le monde de regarder le soleil en face. L’astre est une béance fascinante. Central et centré, il polarise le regard, point de fuite immense comme un précipice. Il attire l’œil dont il semble le reflet, le double gémellaire et spéculaire. Le soleil ressemblerait presque à une pupille éblouie, comme lactescente. Blanche car riche de tout le spectre. Lumière spectrale, ainsi celle des fantômes et de la totalité, de l’absence et de l’infini. Poétique du vide.

Le réel stratifié

Où sommes-nous ? En cette Provence où la végétation le dispute à la rocaille, où le vert et le brun se conjoignent sans cesse ? En Sicile, où la montagne plonge dans la mer, où s’ébroue toute une vie violente ? Nous sommes ici et là, car Staël sait composer et recomposer, peindre en usant de délais, de sursis, jouer avec la fulgurance et la trêve, mélanger les genres et les lieux. Sa fille Anne se souvient ainsi que la chaleur du Midi « était celle qu’on trouve aux abords d’un volcan, ouvrir une fenêtre ne servait à rien ». Il ne s’agit pas d’une vue, mais d’une vision. Les bandes horizontales et superposées sont parfaitement staëliennes : en quelques coups de pinceau épais, le peintre restitue un espace incertain, mais concret. Jaune du ciel ou de l’air, bleu de la mer ou du lointain, vert des arbres ou de l’herbe, violine des lavandes ou des pierres, noir du bitume ou de la bile. Toute vision est un amalgame – de couleurs, de sensations et de souvenirs. Et si le réel est une gigantesque stratification, le peintre en est le perforateur.
 

« Nicolas de Staël en Provence »,
du 27 avril au 23 septembre 2018. Hôtel de Caumont-Centre d’Art, 3, rue Joseph Cabassol, Aix-en-Provence (13). Tous les jours, de 10 h à 19 h, le vendredi jusqu’à 20 h 30. Tarifs : 10 et 14 €. Commissaires : Gustave de Staël et Marie du Bouchet. www.caumont-centredart.com
1914
Naissance à Saint-Pétersbourg (Russie)
1932
Entre à l’Académie royale des beaux-arts de Bruxelles, rencontre Matisse, Braque, Soutine et Cézanne
Juillet-Août 1953
Peint à Lagnes (Vaucluse). Voyage en Italie, notamment en Sicile. S’installe à Lagnes à son retour
Novembre 1953
Achète Le Castelet à Ménerbes (Luberon) qui devient son lieu de vie et son atelier
1954
Quitte le Midi en juin et s’installe seul à Antibes à l’automne
1955
Se suicide à l’âge de 41 ans. Il est enterré au cimetière de Montrouge (92)

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°712 du 1 mai 2018, avec le titre suivant : "Le Soleil" de Nicolas de Staël

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