Le corsage rayé d’Édouard Vuillard

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 25 avril 2019 - 977 mots

Chef-d’œuvre de grâce et de mystère, Le Corsage rayé, peint par Vuillard en 1895, est le fragment d’un vaste ensemble décoratif aujourd’hui dispersé. Qu’importe, en somme, puisque cette partie – admirable – contient le tout.

Au mois de décembre 1895, la prestigieuse Maison de l’Art nouveau de Samuel Bing, fervente promotrice du japonisme, présente lors de son exposition inaugurale un remarquable ensemble décoratif de cinq tableaux de même hauteur mais de largeur variable. Cet ensemble, signé Édouard Vuillard, vingt-sept printemps, est désigné par la mention « Décoration en cinq panneaux, appartient à Madame Thadée Natanson », manière de rappeler qu’il fut commandé par et pour l’épouse du richissime fondateur de La Revue blanche, dont le peintre, comme tous ceux qui fréquentèrent l’ensorcelante Misia, est secrètement épris.

BELLE PAGE

Imaginé pour le splendide appartement des Natanson de la rue Saint-Florentin, non loin de la place de la Concorde, ce polyptyque domestique souffre assurément d’une certaine hétérogénéité, contrairement au cycle panoramique des Jardins publics, conçu l’année précédente pour Alexandre Natanson – le frère de Thadée –, ce que lui reproche alors le critique Camille Mauclair, déplorant que ces « panneaux ne se lient à rien » et « n’ont pas de sens relativement aux éclairages de la pièce ».

Également connue sous le nom de L’Album, cette série, dont le déploiement et l’organisation demeurent pour partie énigmatiques, trahit parfaitement les préoccupations du jeune Vuillard, à mi-chemin entre l’idéalisme symboliste et les décoratives théâtralités de l’Art nouveau, lesquelles caractérisent l’ensemble livré l’année suivante au cardiologue Henri Vasquez. De format presque carré (65,7 x 58,7 cm) et conservée à la National Gallery of Art de Washington, la toile Le Corsage rayé résume à elle seule, par sa délicatesse ouatée, son impénétrable intimité et sa virtuosité technique, la singularité d’un ensemble dispersé et désormais imprésentable dans son intégralité physique. Qu’importe puisque, aujourd’hui visible au Musée du Luxembourg, ce Corsage est sans doute la plus belle page de L’Album

Intimité théâtrale

D’une rousseur préraphaélite, les cheveux attachés de Misia dévoilent un visage délicat et concentré. Concentré sur son occupation florale, et concentré tout court : les yeux sont presque clos, comme songeant à l’ailleurs, la fine bouche est fermée, comme invisible, la chair impavide ne trahit aucun mouvement de l’âme. Pas de mot, pas de frisson. Ce visage, parfaitement indéchiffrable, est moins celui de l’application que de l’énigme : qui saurait en deviner vraiment les pensées ?

Solitaire et claustrée comme le sont les héroïnes d’Ibsen ou de Strindberg, familières au jeune Vuillard, alors metteur en scène au théâtre de l’Œuvre, Misia Natanson symbolise également l’amour inaccessible et la beauté impénétrable. En a-t-elle conscience alors qu’elle prête ses traits à cette scène de concupiscence déguisée ? À bien y regarder, ses joues ne se colorent-elles pas du rose de l’émoi ? Peindre, serait-ce cela, faire advenir l’impossible et dire enfin l’ineffable, prendre, ne serait-ce qu’une fois, son désir pour la réalité ?

Décoration musicale

Pour avoir exposé à la Maison de l’Art nouveau de Samuel Bing et pour avoir destiné son Albumà l’appartement des Natanson, présidé par le décloisonnement des genres, dans la droite ligne des Arts & Crafts britanniques, Vuillard sait la noblesse du mot « décoration », qu’il ne réserve pas aux seuls arts mineurs. Le corsage rayé porté par la maîtresse de maison Misia Natanson est en tout point remarquable puisque, pareil à une tapisserie, il déploie vertigineusement ses motifs répétés et, par sa zébrure savante, crée un effet vibratoire optiquement médusant, et presque stroboscopique. Cette sollicitation n’est pas que rétinienne car, avec ses touches blanches et sombres semblables à celles d’un piano, avec ses accords parfaitement étudiés, avec son rythme implacable, le jeune peintre prouve qu’il sait emprunter à la musique sa syntaxe comme ses motifs et, par conséquent, se transformer en « harmoniste rare », capable de « vocaliser en mineur » (Edmond Cousturier). De l’étendue d’une gamme…

Dissolution florale

Des fleurs plongées dans des vases. Des fleurs par dizaines, peut-être par centaines. Compte moins le nombre que l’effet, que cet effet d’exubérance qui prouve combien le peintre préfère à la précision botanique la profusion picturale. Car il s’agit bien ici de peinture, et d’un véritable morceau de peinture où s’affrontent des gestes amples et des touches pointues, des couleurs sourdes et des points colorés, volontiers audacieux – ainsi la disposition préméditée du rouge exhaussant de son mordant les feuillages sages, « harmonieux et discrets » (Arsène Alexandre). Et que dire de cette virtuosité pour faire s’entremêler les branches et se confondre les espèces, pour créer une gigantesque composition florale dont on peine à savoir où elle commence et où elle s’arrête, de telle sorte que les fleurs, à la faveur d’une dissolution formelle, semblent contaminer sans fin la toile ? Oui, les deux femmes n’observent-elles pas en réalité une gigantesque pyrotechnie de peinture, un somptueux bouquet final ?

Mystère figural

Le fond supérieur gauche de la toile accueille une figure énigmatique dans un espace pour le moins incertain, puisque le regardeur peine à savoir s’il s’agit d’un intérieur ou d’un extérieur. Ce fond ardoise, presque noir, ouvre-t-il vers une pièce indistincte, vers une gorge nocturne, vers un continent noir ? Et cette figure entraperçue, avec son étourdissante robe couleur pollen, est-elle une simple jeune fille ou une apparition archangélique surplombant une scène pleine de recueillement et de silence ? En effet, le poudroiement de la robe, comme emprunté aux toiles d’Odilon Redon, n’évoque-t-il pas la pieuse et délicate dorure des icônes orthodoxes ? Tout en évocations et en suggestions, ce splendide panneau paraît vibrer avec la poétique mallarméenne qui, métaphorisant le visible, parvient à habiter le mystère, à fouiller l’obscurité, à faire parler les nuances et les silences, loin du naturalisme photographique et des prescriptions académiques. Tout n’est pas dit, ici, mais tout parle.

 

1868
Naissance d’Édouard Vuillard à Cuiseaux (71)
1889
À l’Académie Julian, rejoint le groupe Nabi fondé par Sérusier en 1888
1940
Décède à La Baule (44)
« Les nabis et le décor »,
jusqu’au 30 juin 2019. Musée du Luxembourg, 19, rue de Vaugirard, Paris-6e. Tous les jours du lundi au dimanche de 10 h 30 à 19 h, nocturne les lundis jusqu’à 22 h. Tarifs : 13 et 9 €. Commis­saires : Isabelle Cahn et Guy Cogeval. museeduluxembourg.fr

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°723 du 1 mai 2019, avec le titre suivant : Le corsage rayé d’Édouard Vuillard

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