Art déco

La vigueur de Christopher Dresser

Par Jean-Louis Gaillemin · L'ŒIL

Le 1 septembre 2004 - 1697 mots

Inventeur de formes, théoricien de l’abstraction ou subtil plagiaire ? Publié dès 1937 par Nikolaus Pevsner, redécouvert dans les années 1970 par quelques marchands, collectionneurs et chercheurs, Christopher Dresser accède à la notoriété par une exposition organisée conjointement par le Cooper Hewitt de New York et le Victoria & Albert Museum de Londres.

Écrivain moins prolixe que son contemporain William Morris, commerçant moins chanceux qu’Arthur Liberty, Christopher Dresser (1839-1904) a pourtant travaillé pendant près de cinquante ans pour de nombreuses firmes anglaises ou européennes. Ornemaniste, designer, conseiller artistique – pour reprendre les divers titres utilisés par celui qui se considérait aussi comme un « artworker » –, son activité touchait les domaines du mobilier, du textile, de la céramique, du verre, de l’orfèvrerie. Sa tentative de grouper toutes ses productions en créant l’Art Furniture Alliance en 1881 se solda par un échec. Une des raisons pour lesquelles son nom s’est perdu dans l’anonymat des nombreux dessinateurs pour l’industrie victorienne. Exhumé dans les années 1970 (il faut insister ici sur le rôle déterminant du marché de l’art londonien), il séduit dans les années 1980 Alessi qui le réédite. Aujourd’hui, sa force d’invention et son regard sur les formes du passé illustrent bien les paradoxes de la notion de « design ».

Élève en 1847 (à l’âge de treize ans) de la toute nouvelle Government School of Design, il est en contact avec plusieurs personnalités du monde des arts décoratifs comme A. W. Pugin, Owen Jones ou Richard Redgrave autour d’un événement crucial : la première Exposition universelle de 1851 et la création du Kensington Museum, actuel Victoria & Albert Museum. Dans ce milieu de réflexion sur les « arts industriels », les grands et vrais principes de la fonction, du respect des matériaux et de la lisibilité de la structure codifiés par Pugin ont force de loi. À la convenance classique, fondée sur la réglementation sociale de la dépense a succédé, avec l’industrie, une économie rationaliste qui prohibe l’ornement de pur plaisir. Celui-ci, comme toute forme, doit être nécessaire, indicatif, pédagogique, logique, en un mot moral. Complétant son apprentissage du dessin par des études de botanique (il est nommé docteur par l’université d’Iéna en 1859), Dresser collabore, pour les planches « d’après nature », à la Grammar of Ornament d’Owen Jones en 1856.

Pour mieux comprendre Dresser, il faut lire ses écrits. Dans Principles of Decorative Design de 1873 (destinés à « favoriser l’éducation artistique de ceux qui cherchent une connaissance de l’ornement appliqué aux manufactures industrielles »), il ajoute à la série des grands principes rationalistes de ses maîtres la notion de « power » concept dynamique associé à « énergie, force, vigueur ». D’où sa formule : « Exprimons donc la vérité avec vigueur sous forme de beauté. » Avant lui, Ruskin opposait déjà la vigueur des formes gothiques à la répétition paresseuse des formes classiques pour exorciser ses problèmes d’impuissance sexuelle, mais Dresser n’oppose pas, il essaie de combiner. À première vue, la « force » de Dresser est d’abord une force de persuasion. Il est, comme Ruskin ou
Morris, persuadé de mener un bon combat. Mais en combinant force et logique – on serait tenté de dire volonté et raison –, Dresser dénonce l’autarcie rationaliste. On ne peut « forcer » la raison.
Deuxième thème dévastateur : l’humour, le mélange des genres, le grotesque. Un grotesque non pas à l’antique, mais celtique, oriental, médiéval, revu à la lecture de Geoffroy Saint-Hilaire, Goethe, Darwin. Os et arêtes, élytres froissés, feuilles et ailes se combinent dans un nouveau bestiaire transformiste où c’est le « power » qui transcende les espèces et donne son unité à la création.

Pour l’illustrer, Dresser propose dans ses Principles une esquisse ornementale : formes noueuses et aiguës qui s’entrelacent et explosent, traversant les cadres de la vignette : « J’ai essayé, précise-t-il, d’incarner (embody) cette idée de pouvoir, énergie, force ou vigueur, et pour cela j’ai employé des lignes telles qu’elles se voient dans les bourgeons prêts à éclater du printemps, quand l’énergie de la croissance est à son maximum, et spécialement telle qu’on peut la voir sous les Tropiques ; je me suis aussi emparé de formes de certains os d’oiseaux qui sont associés aux organes du vol et donnent une impression de grande force, telle qu’on peut la voir aussi dans certaines nageoires de poisson. »

Que Dresser lui-même ait possédé cette vigueur, cette force de création, en symbiose avec les grands rythmes naturels, en témoigne une singulière expérience qu’il nous raconte en 1875 : « J’étais assis dans mon bureau qui regarde vers l’ouest. Une soirée glorieuse d’une journée automnale se terminait par un coucher de soleil que j’observais en rêvant jusqu’à ce que la dernière bande de couleur ait disparu du ciel. J’ai senti alors une influence m’envahir dont j’ai appris depuis à connaître la nature. Sortant un certain nombre de plumes et plaçant sur ma table une quantité de papier d’esquisse, j’ai commencé à dessiner, lorsque, sans être conscient du moindre effort et sans exercer, autant que je m’en sois rendu compte, de contrôle sur mon crayon, des formes et compositions nouvelles et vigoureuses, parfois même excentriques, se produisaient avec une telle rapidité et en si grand nombre que j’étais ahuri. À deux heures du matin, j’avais couvert un nombre impressionnant de feuilles et je me retirai épuisé dans ma chambre. Je ne pouvais pas pour autant me soustraire à cette curieuse influence et prenant un certain nombre de lettres que j’avais dans ma poche, je dessinai des modèles sur toutes les surfaces vides qu’elles me proposaient. »

Mediumnique, automatique, cette expérience de « l’ornement, produit sous l’influence d’une quasi-inspiration », explique le dédain de Dresser pour les ornements naturalistes contemporains. Désireux d’affranchir les « arts décoratifs » de leur tutelle, Dresser codifie dès 1862 (The Art of Decorative Design), les quatre stades de production de l’ornement, partant du plus bas, l’imitation de la nature, passant par la stylisation pour atteindre « l’incarnation dans une forme d’une idée mentale suggérée par la nature » et enfin « l’ornement purement idéal […] incorporation de l’esprit en forme », « production de l’homme intérieur ». Théorie qui lui permet d’affirmer la supériorité du « designer » sur le peintre et d’introniser l’art décoratif au sommet des beaux-arts. L’ornemaniste, artiste supérieur, crée les formes « de lui-même » sans avoir besoin de l’intermédiaire de la nature. « Autoproduction » qui annonce les intuitions d’un Kandinsky dans Du spirituel dans l’art mais outrepasse singulièrement la demande de l’industrie contemporaine.

Les compositions les plus extravagantes de Dresser « dénotent » comme on le voit dans sa collaboration avec la très sage manufacture de porcelaine Minton. Aux côtés d’un vase reprenant ses ornements « darwiniens », il se contente de renouveler, (atteinte caractérisée au « respect des matériaux »), le registre des « cloisonnés en porcelaine » à l’aide de thèmes égyptiens et chinoisants. Plus à l’aise dans le domaine « all-over » des matériaux de revêtement (papiers peints, tapis, tissus, linoléums), il reste cependant bridé par le goût ambiant qui l’empêche de donner libre cours à sa pulsion graphique et à son goût pour la couleur luminescente.

Un voyage au Japon de quatre mois en 1876 dont il rapporte pour Tiffany de New York une collection importante d’objets joue un rôle libérateur. Il y découvre de nouveaux types de compositions, des patterns comme le Komai et l’audace de certaines créations locales l’incite à consacrer à la forme même des objets la « vigueur » qu’il conférait jusque-là au seul ornement. D’où une nette tendance à l’asymétrie, à la combinaison brutale et ludique des corps géométriques, à une « dynamisation » générale, transposée, sans vergogne, d’une catégorie d’objets à l’autre. Ainsi en est-il de ses dessins pour plusieurs manufactures d’objets en métal comme James Dixon & Sons qui produit ses plus extravagantes théières en demi-sphère, cylindres ou cubes évidés, ou Elkington qui réalise son sucrier conique, aujourd’hui réédité par Alessi en matière plastique. Les poteries réalisées par l’Ault Pottery de Swadlincote, à partir de 1893, marquent le sommet de son art.

Inutile de chercher dans ces modèles géométriques des prototypes de la modernité. La théière carrée est le type même de cette fausse simplicité, un non-sens productif, en raison des heures de travail exigées par le traitement paradoxal du métal. Quant au sucrier, même si Dresser lui-même s’acharne dans ses Principles (le dessin est déjà vieux de vingt ans quand il le fait réaliser) à en défendre la « fonctionnalité » (les anses servant en même temps de pieds), il doit son succès au vitalisme cocasse de ses petites pattes, proches des créatures d’un Grandville et des « grotesques » de Dresser lui-même. Sa réédition dans les années 1980 a symptomatiquement eu lieu en pleine réaction « postmoderne ». Le Japon, encore, le libère de ses principes sur le respect du matériau – en témoigne ce vase « double gourde » pour la Linthorpe Pottery (1880) inspiré par un vase en bronze acheté par Samuel Bing par le South Kensington Museum.
Le flair de Dresser lui fait chercher son bien où il le trouve (Perse islamique, Égypte ancienne) mais surtout dans des domaines à peine explorés alors comme la préhistoire anglaise, l’art des Cyclades, ou la céramique précolombienne. Il suit ici la voie de son maître Owen Jones le premier à vanter dans sa Grammaire de l’ornement la puissance des « ornements des tribus sauvages », d’Afrique et du Pacifique. À ce titre, Dresser, un des pionniers du « primitivisme » dans le domaine des objets, était plus intéressé par les acquisitions du British Museum que par celles du South Kensington Museum. La « vigueur » de son « dessin », et ce qui le rend plus proche de nous, est aussi une vigueur, une acuité du « regard ».

L'exposition

« Christopher Dresser 1834-1904, a design revolution » a lieu tous les jours de 10 h à 17 45, les mercredis et le dernier vendredi du mois jusqu’à 22 h. Tarifs : 6, 4 et 3 livres (environ 9, 6 et 4,5 euros). LONDRES (G.-B.), Victoria & Albert Museum, Cromwell Road, South Kensington, SW7 2RL, tél. 44 20 7942 2000, www.vam.ac.uk

Thématiques

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°561 du 1 septembre 2004, avec le titre suivant : La vigueur de Christopher Dresser

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