Grâce à une médiation sonore subtile, l’exposition sur Kandinsky et la musique offre une redécouverte d’une œuvre largement étudiée en histoire de l’art.
Paris. Si le grand public connaît les toiles abstraites de Kandinsky, il connaît moins sa passion pour la musique. Les commissaires de l’exposition de la Philharmonie ont choisi de mettre en lumière les liens étroits entre œuvres plastiques, musique et création scénique sur la période la plus productive de Kandinsky (1909-1933). L’exposition prend toute sa dimension grâce à un dispositif avec un casque qui diffuse des extraits de pièces musicales et quelques citations de Kandinsky : la médiation est conçue comme un tout avec les textes de salles, les cartels des œuvres et le contenu audio. La co-commissaire Marie-Pauline Martin (directrice du Musée de la musique-Philharmonie de Paris), précise : « Nous n’avons pas voulu saturer l’espace de musique. Sélectionner un ou deux extraits de pièces de compositeurs contemporains de Kandinsky (Schönberg, Scriabine, Berg) par salle était plus pertinent. » Les extraits se déclenchent automatiquement, et durent moins de cinq minutes, à la différence d’un audioguide. Dans le prologue de l’exposition, le choc esthétique ressenti par Kandinsky à l’écoute de la musique de Wagner est ainsi illustré par un extrait de Lohengrin, « car il était nécessaire de parler de ce choc fondateur, et d’introduire par l’opéra la notion d’art total » selon Marie-Pauline Martin. Cette notion a guidé la scénographie et la médiation, qui s’éloignent autant que possible d’une présentation classique des œuvres : outre les peintures et dessins, le visiteur découvre des poèmes écrits et illustrés par Kandinsky en allemand inscrits à même les murs de l’exposition, un dispositif de projections chromatiques caché dans un piano (Baranoff-Rossiné), et des passages immersifs discrets.
Le public est donc invité à percevoir autrement l’œuvre de Kandinsky, dont les chatoiements de couleur cachent une fascination pour la musique et la géométrie. Si les premières toiles de Kandinsky reflètent l’influence des paysages de Russie sur fond de bruits de cloches d’église, les œuvres suivantes tendent vers l’abstraction et la primauté de la couleur. Pour le thème « Peindre l’improvisation », la scénographie propose un dispositif sensoriel à toucher et à respirer (essence de térébenthine) face aux toiles où éclatent les aplats de couleurs : des extraits de Schönberg ponctuent cette section.
La musique parfois discordante pour des oreilles novices peut-elle décourager les visiteurs, bien qu’on puisse en régler le volume ? Marie-Pauline Martin reconnaît que cette musique d’avant-garde « atonale » exige un effort, et ajoute que Schönberg et Kandinsky étaient amis, et que Schönberg était aussi peintre : musique et arts plastiques se répondent donc dans son œuvre. Le jour de notre visite, quelques membres du public ont abandonné le casque dès les premières salles, à cause de l’étrangeté de la musique (le parcours devient alors purement visuel). La difficulté réside dans le rapport complexe de Kandinsky à la musique, qui n’est pas une simple influence esthétique mais fait partie de sa démarche intellectuelle. Il possédait une grande collection de disques et de partitions, et s’intéressait aux créations contemporaines, comme on le voit dans une salle latérale où sont présentés disques, photographies et livrets de concerts. Marie-Pauline Martin explique que « le but de l’exposition est de restituer Kandinsky dans toutes ses dimensions, l’homme sensible, le grand théoricien, le théosophe quasi mystique».
Il faut donc se laisser porter en même temps par le design sonore et les œuvres, dont certaines rarement exposées. Plusieurs séries d’œuvres de la période Bauhaus à partir de 1921 sont ainsi montrées, illustrant le foisonnement collectif du Bauhaus (Mies van der Rohe, Paul Klee, la danseuse Gret Palucca). Là encore les échanges entre la peinture et les autres arts sont évidents, lorsque Kandinsky transcrit en lignes les mouvements de danse. La salle consacrée aux créations scéniques de Kandinsky offre des découvertes passionnantes, dont l’adaptation de Tableauxd’une exposition (voir ill.) de Moussorgski, une célèbre série de pièces pour piano diffusée dans le casque de médiation. On y voit la radicalité esthétique à l’œuvre dans les costumes géométriques, la chorégraphie, l’absence de narration : les commissaires nomment cette démarche « théâtraliser l’abstrait ». L’œuvre prend vie sur une petite scène avec une partie du décor mobile reconstitué dans les années 1990. À cause de cette radicalité, peu de ces créations ont été montées du vivant de Kandinsky, alors que désormais Sonorité jaune est régulièrement créé en Europe par des metteurs en scène contemporains. La fin du parcours immerge le visiteur dans les décors du Salon de musique, créé par Kandinsky à Berlin en 1931, grâce à trois écrans géants, sur fond de musique de Hans Eisler. L’exposition se clôt sur trois tableaux de la célèbre série Compositions, où s’amorce un changement puisque Kandinsky quitte l’Allemagne pour la France en 1933. L’exposition demande donc un effort de la part des visiteurs pour appréhender autrement une œuvre plastique où la musique est « un modèle intellectuel ».
Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°666 du 28 novembre 2025, avec le titre suivant : La Philharmonie de Paris révèle l’œuvre de Kandinsky





