La création sur la table de dissection

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 22 octobre 2008 - 1025 mots

Sisyphe dionysiaque, Pablo Picasso a effectué une relecture systématique des maîtres qui lui garantissait, outre une légitimité, un statut démiurgique. Retour sur une stratégie symbolique.

Si l’histoire de l’art est une science, l’artiste Picasso est pour elle un « cas ». Un cas qui attisa des dizaines de milliers d’analyses cliniques, de bulletins de santé, de décryptages chirurgicaux. Jusqu’en 1973, date de sa mort, le corps médical s’ingénia à approcher et radiographier le corpus picassien avec un acharnement thérapeutique sans pareil. Depuis lors, post mortem, la nécropsie a pris le relais, multipliant les hypothèses, recensant les syndromes et dénombrant les symptômes.
Il est écrit que l’exception fait la règle : le diagnostic du génie pourrait donc révéler la norme. Dévoilé « le mystère Picasso », pour reprendre le titre du long-métrage de Clouzot (1956), parviendra-t-on à rendre à l’Espagnol puis à ses pairs une transparence  ? Car le patient de Málaga, par trop conscient de son pouvoir magnétique, s’employa sa vie durant à transgresser les prescriptions et à brouiller son ascendance. Impossible, malgré un carnet de santé restitué au jour le jour, de remonter aux atavismes et d’établir une filiation. D’autant que lorsque Picasso évoqua son héritage afin d’écrire son testament, chaque nouvelle œuvre, devenue codicillaire, vint par la suite rectifier et parasiter ce dernier.
L’exposition du Grand Palais convoque donc certains des plus grands pontes de la profession pour, scalpel à la main, autopsier l’œuvre même de l’artiste et discuter, dans ce gigantesque maelström, ses possibles antécédents. À la frontière de la génétique…

Picasso le copiste, le pasticheur, le réinventeur
Les premiers regards de Picasso pour ses maîtres, s’ils sont académiques, attestent une virtuosité ambivalente. En effet, la précocité fulgurante de l’artiste suscita l’émerveillement des siens autant qu’elle attisa des attentes. À n’avoir jamais créé comme un enfant, le jeune prodige se dut d’être prodigue et à la hauteur de son dess(e)in : exceptionnel. Rapidement, Michel-Ange et Raphaël deviennent les affinités rivales de ce peintre trop mature, sorte d’adulte engoncé dans la chrysalide espagnole. De La Corogne à l’académie San Fernando de Madrid, la copie l’ennuie. L’exercice formel et servile ne sied pas au jeune matador : il n’y reviendra plus.
L’échange que Picasso instaure avec les Anciens relève donc du dialogue. Plutôt d’une conversation qui, anachronique, permettrait d’avoir le dernier mot. Ainsi ces citations discrètes de Le Nain avec Le Retour du baptême (1917) ou de Poussin avec Trois Femmes à la fontaine (1921). Établissant un jeu avec la peinture, Picasso sait varier les genres. Avec un humour badin (Parodie de l’Olympia, 1901), avec une délectation obscène (Raphaël et la Fornarina, 1968), avec une pudeur émue (Visage à la manière du Greco, 1899) ou avec une dérision potache (Les Ménines, 1957, voir p. 47).
Ni complaisance ni flagornerie, ni facilité ni badinerie : cette appropriation des maîtres ne saurait être frivole. Elle indique l’exceptionnel pouvoir de réinvention d’un Picasso qui absorba les œuvres pour mieux les restituer : « Je peins contre les tableaux qui comptent pour moi, mais aussi avec ce qui leur manque. » Façon machiavélique de boucler la boucle en rejoignant les siècles et en abolissant le temps. Mais Chronos ne dévora-t-il pas ses enfants  ?

Vélasquez, « l’arrière-grand-père », et Manet, le père
La génétique est ainsi faite qu’elle permet de lier entre elles des générations. Et de fait, l’espiègle Picasso, en revendiquant certains maîtres, sait en convoquer d’autres. Ses appropriations fonctionnent par ricochets : entre l’arrière-grand-père Vélasquez et l’enfant surdoué Picasso se situent Goya, le grand-père adoré, et Manet, le père de la modernité. Aussi Massacre en Corée (1951) puise-t-il successivement chez les trois artistes et établit-il une consanguinité du génie astucieuse et splendide.
De même, les variations autour des Femmes d’Alger sont autant une déférence envers Delacroix qu’un hommage chromatique à Matisse, le rival mort un an plus tôt. La série des Déjeuners (1959-1961, voir p. 50), quant à elle, réunit Manet et Titien alors que le Garçon conduisant un cheval (1905-1906) avait annexé Cézanne, l’art grec archaïque et le Greco.
L’autopsie est formelle : Pablo Ruiz Picasso digéra des siècles de peinture.

Un diagnostic exclusivement par la peinture
Comme autant de radiographies, les quelque deux cent dix œuvres réunies pour l’occasion aux Galeries nationales du Grand Palais explorent Picasso sous presque toutes ses coutures. Presque, car l’on regrettera le monopole totalitaire d’un médium – le tableau – dont la séduction et la solennité intiment de mépriser les autres formes d’expression.
Quid du rideau pour le ballet russe Parade (1917) influencé par Seurat  ? Quid des poteries immémoriales puisant chez Palissy comme auprès des manufactures de Strasbourg et Rouen  ? Quid de l’art populaire espagnol et des œuvres pompéiennes soufflant à Pablo Picasso pichets, bijoux ou tables en céramique  ? Le maître ne pouvait-il pas être anonyme et décisif  ? Auquel cas, irrecevable, les sculptures de Michel-Ange, Rodin ou González auraient pu ajouter leurs noms au panthéon picassien.
Certes, tous les médecins vous le diront : la peinture fut la grande affaire du « cas » Picasso, qui demanda lui-même à ce que l’autopsie commençât par là : « Qu’est-ce qu’elle fera la peinture quand je ne serai plus là  ? Il faudra bien qu’elle me passe sur le corps  ! Elle ne pourra pas passer à côté, non  ? »

Comprendre... les influences

Picasso a puisé son inspiration dans les musées et chez les marchands.
L’influence hexagonale s’exerça par le truchement des musées, et du Louvre en particulier (Poussin, Clouet, Ingres), des collectionneurs (les rapports des Stein avec Matisse), des marchands (Vollard admirait Cézanne) et à la faveur de l’émulation née de l’effervescence parisienne (du Bateau-Lavoir à la rue des Grands-Augustins).

Picasso admirait aussi les « modernes », dont Manet
Si Picasso fut un regardeur infatigable de l’Antiquité grecque, de la Renaissance italienne et du Siècle d’or hollandais, il admira particulièrement la triade Manet-Renoir-Degas tout comme la production la plus saillante de Toulouse-Lautrec, Gauguin ou Cézanne.

L’apport des reproductions...
Outre ses nombreuses déclarations, un corpus exceptionnel de photographies atteste la culture visuelle et la ferveur prospective de Picasso à l’endroit de ses aînés. Ainsi les murs des ateliers sont-ils peuplés de reproductions bigarrées des œuvres d’Ingres, de Botticelli, Cézanne et Rodin.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Picasso et les maîtres » jusqu’au 2 février 2009. Grand Palais, 3, avenue du Général Eisenhower. Tous les jours, sauf le mardi, de 10 h à 20 h, le jeudi jusqu’à 22 h. Tarifs : 8 et 12 euros. www.rmn.fr

À Orsay et au Louvre. Le musée du Louvre et le musée d’Orsay s’associent à la Réunion des musées nationaux (RMN) pour reconstituer le panthéon artistique de Picasso. Deux expositions satellites accompagnent l’événement du Grand Palais. Le Louvre présente jusqu’au 2 février une vingtaine de variations picturales et graphiques réalisée par l’artiste entre 1954 et 1955 d’après le chef-d’œuvre de Delacroix, Femmes d’Alger dans leur appartement (1834). De son côté, Le Déjeuner sur l’herbe ne pouvant pas quitter Orsay, le musée expose jusqu’au 1er février l’ensemble des déclinaisons réalisées par Picasso d’après le célèbre tableau de Manet (1863).

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°607 du 1 novembre 2008, avec le titre suivant : La création sur la table de dissection

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