Kupka : formes et couleurs de l’abstraction

L'ŒIL

Le 1 septembre 2003 - 1118 mots

C’est avec le Portrait de Mme Kupka (1905) que s’ouvre l’exposition de la fondation de l’Hermitage. Une introduction logique puisque la veuve de l’artiste est à l’origine de la collection présentée, par le don exceptionnel de cent trente-neuf œuvres qu’elle fit en 1963 au centre Pompidou. Cet ensemble, auquel s’ajoutent les toiles achetées par le musée d’Art moderne à l’artiste, est le plus important au monde – avec ceux de Prague et de New York – et permet de retracer toute sa carrière, du symbolisme à l’abstraction la plus radicale. Voulue depuis longtemps par Juliane Cosandier, directrice de la fondation, cette exposition « Frantisek Kupka » s’inscrit dans un programme qui a pour ambition d’alterner présentation de collections privées (Jean Planque en 2001, L’Œil n° 528) et expositions sur l’art du XXe siècle. Brigitte Leal, conservatrice au centre Pompidou, commissaire de l’exposition et directrice du catalogue, a fait le choix de ne pas tout montrer, mais de sélectionner le meilleur de chacune des grandes périodes de l’artiste représentées dans les collections du musée. Des œuvres significatives de chaque période dressent au final un panorama chronologique d’une centaine de peintures, gravures – série de planches où l’on retrouve tout son répertoire de formes –, dessins – d’une inspiration abstraite proche de Malevitch – et documents. Kupka est peu connu en Suisse, la dernière exposition qui lui a été consacrée remontant à 1976. La fondation de l’Hermitage, charmante maison de style colonial ouverte sur un parc et dominant le lac, offre des espaces intimes avec grandes fenêtres et cheminées qui, a priori, ne facilitent pas l’accrochage. Celui-ci est pourtant très réussi : les œuvres respirent et les différentes pièces constituent autant d’étapes dans l’évolution de l’œuvre de l’artiste, créant un parcours clair et cohérent, des combles au sous-sol.
Né en 1871, Kupka grandit dans une famille pauvre, en Bohème. Dès le milieu des années 1880, il s’intéresse à la peinture et s’initie au spiritisme. Il se rend à Vienne en 1891 et entre à l’Académie.
Il lit beaucoup, découvre la physique, les sciences occultes et la théosophie, philosophie qui va nourrir sa démarche vers l’abstraction, à l’instar de Mondrian. Il s’installe à Paris en 1896, à Montmartre, est voisin d’Alfons Mucha. Il s’intéresse au divisionnisme, aux recherches du fauvisme puis à celles du cubisme. S’il est, comme Kandinsky, Mondrian et Delaunay l’une des figures majeures du développement de l’abstraction, Kupka est toujours resté à l’écart des groupes. L’œuvre de cet artiste à la personnalité discrète, introvertie, est d’abord fondée sur la couleur (Petite Fille au ballon, 1908). Des compositions au départ très sages, conventionnelles (Mme Kupka), jusqu’à L’Eau (1906-1909), peinture fondamentale car elle montre les premiers pas de l’artiste vers un autre langage. Cette baigneuse est marquée par les toutes premières études du peintre sur la décomposition du motif par la lumière colorée, qui sera poussée à l’extrême dans les années qui suivent. Le corps devient forme, la pose académique du personnage est abandonnée au profit d’une figure certes encore reconnaissable, mais où la structure et la dynamique du mouvement deviennent plus prégnants. Kupka intègre ici les leçons de l’impressionnisme, du fauvisme et de la photographie. Une salle est consacrée à une série étonnante, celle des Gigolettes. Ces tableaux mettent en scène proxénètes (Le Mec, 1910) et prostituées, dépeignant avec force le monde des trottoirs parisiens. Les personnages sont métamorphosés par la couleur, rouge à lèvre à outrance et cigarette suffisent à identifier immédiatement leur activité. Kupka explore toutes les possibilités de la couleur qu’il écrase en larges touches. L’empâtement rappelle l’expressionnisme de Die Brücke, mais aussi, curieusement, la position de certains personnages, de profil et un pied en avant, évoque les modèles antiques.
La Gamme jaune, portrait mélancolique de l’artiste aux yeux aveugles, peint au couteau, a la puissance expressive du fauvisme de Matisse.
C’est dans la salle des pastels – série des Femme cueillant des fleurs – que se manifeste de manière évidente le passage vers l’abstraction. La préoccupation de Kupka est d’étudier le mouvement, la figure disparaît progressivement, n’est plus qu’un moyen de montrer une dynamique. Nous sommes en 1909, année du manifeste du futurisme par Marinetti. Les mouvements sont décomposés, Kupka transcrit la vitesse (influencé par la chronophotographie d’Étienne Marey) en démultipliant les figures jusqu’à l’abstraction, pour aboutir à des compositions en plans colorés (Ordonnance sur verticale, 1911-1913). La figure féminine des Plans par couleurs (1910-1911) est encore présente, dans une pose traditionnelle d’académie d’atelier : jambe en avant, poing sur la hanche et bras levé, mais le traitement par bandes de couleurs déstructure le corps en utilisant un nouveau vocabulaire ; les éléments picturaux prennent le pas sur le figuratif. La perspective est niée, l’accent est mis sur le caractère bidimensionnel du tableau.
Les années 1912-1913 sont celles de tableaux résolument abstraits liés à la musique, Kupka cherche des équivalents aux sons par la peinture, les rythmes colorés correspondant à ceux de la musique. Les formes ont un sens philosophique, spirituel, cosmique. Ce ne sont jamais de simples éléments géométriques ; le rectangle, par exemple, est symbole de la vie, de l’homme en marche. Les cercles – comme chez Delaunay – ne sont pas de simples variations colorées. Il y a l’idée d’un cycle, d’un mouvement vital et perpétuel. Les titres des œuvres sont éloquents : Études pour disques de Newton ; Fugue à deux couleurs… Dans les œuvres des années 1920-1930, le thème de la fertilité est récurrent, les objets, les hommes et les végétaux sont reproduits à l’infini, dans une sorte de bouillonnement (Conte de pistils et d’étamines n° 1, 1919-1923). Peint en plusieurs fois entre 1920 et 1930, Autour d’un point, ici idéalement placé entre les deux fenêtres d’une vaste pièce du premier étage, est sans doute l’une de ses œuvres les plus abouties. On y retrouve, entraîné dans un vertige de formes et de couleurs, l’idée du cercle comme noyau vital du monde. Ses dernières œuvres, présentées au sous-sol dans un espace contemporain qui prolonge la maison, sont radicalement abstraites, dépouillées, comme un ultime jeu de l’artiste sur la forme et la couleur. Figures verticales, construction en grille, plans géométriques structurent des compositions (Série contrastes XII, 1954 ; Trois Bleus et Trois Rouges, 1957), qui ne sont pas sans rappeler celles de Mondrian.

« Frantisek Kupka », LAUSANNE (Suisse), fondation de l’Hermitage, 2 route du signal, tél. 41 21 320 50 01, www.fondation-hermitage.ch, 27 juin-12 octobre, cat. 240 p., 170 ill., centre Pompidou, 53 FS, 33,50 euros. L’exposition sera ensuite présentée à Strasbourg au musée d’Art moderne et contemporain du 7 novembre au 8 février, à Montpellier au musée Fabre du 1er mars au 30 mai et à Münster, en Allemagne, au Westfälisches Landersmuseum für Kunst und Kulturgeschichte durant l’été 2004.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°550 du 1 septembre 2003, avec le titre suivant : Kupka : formes et couleurs de l’abstraction

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