Art moderne

Ker-Xavier Roussel - La norme et le caprice

Par Colin Lemoine · L'ŒIL

Le 24 juin 2011 - 1759 mots

PONT-AVEN

Ami de Pierre Bonnard, acolyte de Maurice Denis et beau-frère d’Édouard Vuillard, Ker-Xavier Roussel aurait pu être un peintre nabi moyen coincé parmi les Autres, majuscules. Il n’en fut rien. Éloge de la singularité en milieu hostile.

Exister. Cela ne va pas de soi lorsque, comme Ker-Xavier Roussel, il a fallu souvent se contenter de l’ombre, de cette ombre que de grands soleils écrasent. Les soleils, eux, ont pour noms Sérusier, Bonnard, Cézanne ou Signac. Ils ont rayonné et illuminé, ne laissant aux voisins que de pâles lueurs, que de tièdes contre-jours. Pas facile, donc, de se faire une place entre deux astres. À moins d’aimer les éclipses… 

Étoiles et éclipses
Or l’histoire de Roussel s’apparente à cela, à une histoire d’éclipse. Une éclipse partielle, une éclipse un peu consentie, mais une éclipse tout de même, de celles qui aveuglent durablement et vous laissent dans le noir des années durant. De celles dont on sort grâce à des esthètes coperniciens ou à des scrutateurs lunaires qui, la tête dans les livres comme dans les étoiles, peuvent déployer des efforts astronomiques pour parfois décrocher la lune.
Après le Musée du Prieuré à Saint-
Germain-en-Laye en 1993 et le Musée tropézien de l’Annonciade en 1994, c’est au tour du Musée de Pont-Aven de tenter l’odyssée monographique, convaincu que l’œuvre de Ker-Xavier Roussel est constellé de merveilles, en dépit des étoiles jouxtées et des lois souvent cruelles de la gravitation. À cet égard, la centaine d’œuvres présentées au cœur de l’exposition constitue une démonstration lumineuse et vient rappeler, à qui regarderait Femme et Fillette (vers 1892), que la beauté ne se dilue pas au contact des autres beautés. C’est là son pouvoir sidérant. Et sidéral. 

Proximités et familiarités
1867. À n’en pas douter, Ker-Xavier Roussel est bien né. Et bien tombé. Pour preuve, lorsque ses parents se séparent, en 1879, son père – médecin homéo­pathe – garantit à l’adolescent une éducation remarquable, et remarquée, au lycée Condorcet de Paris. L’élève est doué et ses études classiques le voient alors nouer ses premières amitiés, celles que jamais la vie ne démentira. Édouard, Maurice et Aurélien sont les prénoms de ses camarades. Il faudra du temps, assez peu en réalité, avant que leurs noms ne s’ébruitent et ne deviennent des signatures : Vuillard, Denis et Lugné-Poë.
C’est dire le climat favorable à l’épanouissement intellectuel d’un jeune homme, celui-ci étant, selon les mots de Thadée Natanson, « beau, intelligent, cultivé et charmeur ». Une description amène que le délicieux portrait de Ker-Xavier Roussel lisant une lettre (vers 1890), par Vuillard, semble confirmer. De même, le splendide fusain figurant Le Docteur Roussel et sa gouvernante rend parfaitement justice à l’atmosphère recueillie dans laquelle évolue un jeune Roussel alors enclin à représenter les siens (La Grand-Mère, 1889) ou à dévoiler ses propres traits. 

Prophéties et innovations
Encouragé par un père bienveillant, Roussel s’adonne à la peinture avec
fièvre. Et détermination. Durant les années 1886-1888, le jeune homme est tantôt à l’École des beaux-arts, tantôt à l’Académie Julian, ici dans l’atelier de William Bouguereau, là dans celui de Jules Lefebvre. Méconnues, certaines toiles de jeunesse du jeune artiste attestent cette traversée des modèles académiques, à la fois lasse et aisée (Nature morte aux oignons, 1888).

C’est qu’un camarade enfiévré semble avoir reçu une belle leçon, la leçon. Il s’appelle Paul Sérusier et revient de Pont-Aven où, sous l’égide de Gauguin, professeur en maïeutique picturale, il vient de peindre Le Talisman (1888), une toile où l’appréhension du monde n’est plus gouvernée par une représentation mimétique, mais par des équivalences plastiques et chromatiques. La vision plutôt que la vue, l’expression plutôt que l’illusion.Subjugués, les jeunes camarades de Sérusier – Roussel, Denis ou Vuillard – voient dans cette œuvre un manifeste, une raison d’être et de peindre, une bible. Mus par cette croyance en un ordre nouveau, les coreligionnaires s’intronisent « prophètes », ou « nabis » en hébreu. Ils ont un talisman fondateur, une foi inébranlable. Ils auront bientôt plusieurs évangélistes. Roussel sera l’un des plus fervents d’entre eux. Et des plus talentueux aussi (Conversation, vers 1893-1894), comme le prouvent ses toiles composées entre 1890 et 1896, toutes archétypiques de l’esthétique nabie : cernés par une ligne serpentine, les aplats de couleur permettent seuls de désigner les éléments du réel, comme si ce dernier n’était qu’une superposition de plans imbriqués. Par cette vie cloisonnée, on songe au vitrail, bien sûr (Femmes dans la campagne, vers 1893). Mais on songe tout court devant ces évocations d’une vie première, presque primitive, pleine d’un exotisme familier, là où les far west et les finistères sont si proches. 

Classicismes et souvenirs
Sourdent, souvent, chez Roussel, des notes personnelles, parfois dissonantes avec l’orthodoxie nabie. Ainsi sa passion pour la modulation, une passion qui le voit investiguer encore la profondeur et les volumes quand ses camarades privilégient souvent les tons uniformes. Une passion qui le rapproche de Cézanne, ce patriarche parmi les prophètes qui lui inspire une Nature morte aux pommes et à la boîte de pastels (1916) ou un Paysage à la rue qui monte. Cézanne, ce saint Jérôme auquel Roussel et Denis rendent visite en 1906, alors qu’ils effectuent entre Menton et Marseille un pèlerinage cycliste.

Si Roussel ne parvient pas à abandonner ses recherches sur la modulation et la profondeur, c’est qu’il ne peut totalement déserter la tradition. Lui, le prophète repenti, a une conception exigeante et presque divine de l’art, il sait que tout testament, aussi nouveau soit-il, repose sur un ancien. Or, s’il en est un que Roussel a lu et relu, c’est celui de Poussin, ses formules édéniques et ses prescriptions mythologiques, ses rêveries parnassiennes et ses églogues inoubliables.
On regrettera ainsi les silences dommageables de l’exposition, mais aussi ceux du catalogue, d’une pauvreté confondante. Car comment pénétrer la science du cadrage de Nymphes et Faunes (vers 1906-1910) sans convoquer Poussin, ce maître à peindre ? Comment, sans recourir à cet aîné démiurgique, comprendre Castor et Pollux, toile exceptionnelle, hors norme et hors genre ? 

Décoration et monumentalité
Si Roussel sait ainsi camper ces personnages, leur assigner une place et leur donner une forme, s’il peut conférer à sa composition une eurythmie inégalable, s’il parvient à la structurer avec une telle rigueur intellectuelle, c’est grâce à Poussin, à cette modernité arcadienne qui allait permettre à nombre d’artistes – Puvis, Picasso, Maillol, von Marées, Torres Garcia ou Hélion – de réinvestir le passé pour interroger l’avenir. Aussi, comment faire parler Roussel en taisant Poussin ? Et comment ne pas invoquer non plus Corot, ce grand ordonnateur de la dilution des formes, celui sans qui les poudroiements de Roussel n’eussent jamais atteint une telle force, une telle maîtrise (Amour jouant auprès d’une nymphe, vers 1898) ?

Roussel excelle partout : avec ses paysages, dignes de von Stuck et de Böcklin (L’Étreinte, vers 1898), avec ses pastels, dont la pulvérulence matiériste exalte les chatoiements lumineux (Rochers et Mer bleue, 1921), avec ses lithographies, morceaux ineffables où jubilent la couleur pure et la forme évanouie (Femmes dans la campagne, vers 1898). Mais ce sont les décors monumentaux de Roussel qui permettent à l’artiste, littéralement et symboliquement, de donner sa mesure. Sur le rideau de scène du théâtre de la Comédie des Champs-Élysées (1912), dans le hall du Palais de Chaillot (La Danse, 1937) ou au palais genevois de la Société des Nations (Pax Nutrix, 1938), l’artiste oublie ses épisodes neurasthéniques pour atteindre une joie solaire, une gaîté symphonique où les personnages dansent, les arbres frissonnent et les sens s’emmêlent. Assurément, Mallarmé n’est jamais loin de ses synesthésies enivrantes, quand se dilatent irrésistiblement les formes de l’esprit.

De tout et de rien, Roussel se délecte et s’inquiète. Comme les formes qu’il pose, comme les couleurs qu’il jette, sans cesse il tremble, disperse, puis s’évapore. Par nature, Roussel est éminemment fragile, ce qui le rend essentiel. Ne plus oublier sa création, donc. Sauf à en faire l’absente de tous bouquets.

La palette : une équation de touches colorées

À l’exception du rouge – trop flamboyant, trop romantique –, Ker-Xavier Roussel maîtrise remarquablement les couleurs : vert olive, jaune safran ou bleu outremer alternent et reviennent invariablement, de telle sorte que sa palette, présentée lors de l’exposition, voit cohabiter des tons assourdis et des notes acidulées, voire criardes. La toile comme une formule mathématique où la couleur serait enfin exploitée pour elle-même, loin des équations mimétiques.

« Suggérer, voilà le rêve »

Regroupant sous l’épithète « décorative » l’exhaustivité de la production de Roussel, l’histoire de l’art en a longtemps évacué la possible modernité. Or, avec Les Deux Âges de la vie (vers 1892), Roussel ne s’affranchit-il pas d’un réel coercitif pour lui préférer une marge plus surréelle, plus onirique ? N’abandonne-t-il pas l’illusion pour l’allusion, la description littérale pour la suggestion mallarméenne ? Avec La Traite de la chèvre (1893), peut-être son chef-d’œuvre, ne s’interroge-t-il pas sur la planéité, la synthèse, la fragmentation et la répétition ? Ne semble-t-il pas penser, avec Denis, qu’un tableau, « avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées » ? Autrement dit, Roussel n’est-il pas plus proche des canevas abstraits que des recherches naturalistes, de Theo van Doesburg que de Jules Bastien-Lepage ?

Repères

1867 Naissance à Lorry-lès-Metz (Moselle)

1888 Il intègre l’École des beaux-arts de Paris et fréquente l’académie Julian.

1893 Il épouse Marie, la sœur de Vuillard.

1901 Expose au Salon des indépendants.

1906 Voyage sur la Côte d’Azur, visite à Cézanne à Aix-en Provence, Signac à Saint-Tropez, et Cross à Cavalaire.

1912 Il peint le rideau du théâtre des Champs-Élysées.

1936-1938 Il réalise un très grand format pour la Société des Nations à Genève intitulé Paix protectrice des moissons.

1944 Décède à l’Étang-la-Ville.

Autour de l’exposition

Informations pratiques. « Ker-Xavier Roussel - Le Nabi bucolique » jusqu’au 2 octobre 2011 au Musée des beaux-arts de Pont-Aven de 10 h à 19 h en juillet et en août. Tarifs : 4 et 6 € www.museepontaven.fr

L’automne des Nabis. Attirés par le calme et la tranquillité du Pouldu, Gauguin, Sérusier et de Haan quittèrent Pont-Aven en octobre 1889 pour s’installer, vingt kilomètres plus loin, dans une modeste auberge tenue par Marie Henry. Devenue Maison-musée du Pouldu, celle-ci permet de revivre cette effervescence artistique à travers un film projeté. Une reconstitution est aménagée avec du mobilier d’époque même si, aux murs, les originaux ont fait place à des copies. Autour, « Le chemin des peintres » permet aux promeneurs de découvrir, en 15 étapes, les paysages qui ont inspiré ces maîtres coloristes. www.museedupouldu.clohars-carnoet.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°637 du 1 juillet 2011, avec le titre suivant : Ker-Xavier Roussel - La norme et le caprice

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