Cette année, les musées suisses mettent le peintre vaudois en haut de leurs affiches, à l’occasion du centenaire de sa mort. Une déclinaison de ses différents talents et de son œuvre si foisonnante.
Inclassable. Cet adjectif commode s’est galvaudé à force d’être associé à n’importe quel artiste un brin original. Mais force est de constater que, dans le cas de Félix Vallotton (1865-1925), il est bien ardu de trouver un autre qualificatif qui désigne avec autant de justesse l’immense créateur suisse naturalisé français. Jugez un peu : écrivain, critique d’art, graveur et bien sûr peintre, il a bâti une œuvre aussi prolixe que complexe. On lui attribue en effet 1 700 peintures, 200 gravures, des centaines de dessins, croquis et illustrations, et même quelques sculptures et ouvrages d’arts appliqués. Un touche-à-tout de génie qui a également commis une trentaine de pièces de théâtre et trois romans. Dont le plus important, La Vie meurtrière raconte, presque comme une autofiction, le destin sombre et grinçant d’un artiste qui se croit victime d’une malédiction. Comme nombre de ses créations, ce texte cultive l’inquiétante étrangeté, un concept cher aux artistes « fin de siècle ».
À y regarder de plus près, cet état d’esprit infuse d’ailleurs la majorité de son travail ; une production foisonnante dont il semble bien délicat de dégager un fil rouge tant il s’est essayé à des genres et des esthétiques variés. S’il fallait trouver un dénominateur commun, ce serait sans doute la liberté et un goût certain pour le pas de côté, l’ambiguïté et l’audace. Il lui a en effet fallu une sacrée dose d’audace pour débarquer à Paris à tout juste 16 ans, persuadé qu’il allait faire carrière dans la Ville Lumière. L’adolescent déjà fin stratège fréquente l’académie la plus en vue : l’Académie Julian, où les cours de Gustave Boulanger et Jules Lefebvre l’incitent à perfectionner sa veine classicisante. Et cela s’avère payant car, à même pas 20 ans, il expose avec succès au Salon des artistes français. Ses beaux portraits fortement inspirés de son illustre compatriote Hans Holbein le font remarquer. Mais le peintre, qui n’est jamais là où on l’attend, abandonne brusquement ce genre, pourtant porteur, pour se lancer dans une pratique qui va lui ouvrir les portes de la célébrité : la gravure. Presque du jour au lendemain les revues les plus à la mode s’arrachent ainsi ses xylographies révolutionnaires. Reconnaissables au premier coup d’œil avec leurs grands aplats noirs et blancs, et leur récit ironique et énigmatique, ses gravures deviennent rapidement un emblème de leur époque. Elles racontent la dualité des relations, dénoncent l’hypocrisie de la vie bourgeoise, le tout à renfort de coups de théâtre savoureux. Puis, Vallotton opère un nouveau revirement en revenant à la peinture, pratique dans laquelle il distille cette atmosphère pesante et déconcertante oscillant entre érotisme glacé et critique de son temps. Un style policé et un univers malaisant qui ne laisseront pas de marbre les peintres des générations suivantes tels qu’Edward Hopper et les surréalistes. Un parcours artistique à suivre en Suisse, à travers une série d’expositions destinées à percer le mystère Vallotton.
« Toute ma vie j’aurais été celui qui, de derrière une fenêtre, voit vivre et ne vit pas. » L’artiste a parfaitement su résumer l’impression qui découle de nombre de ses toiles iconiques. Félix Vallotton semble en effet s’être épanoui dans la position de l’observateur davantage que dans celle du participant. On ne compte plus le nombre d’œuvres où il croque une scène avec distance et même une certaine froideur via la simplification des formes, les contrastes chromatiques et le caractère désincarné des silhouettes.
Difficile de faire plus antagonistes que ces deux personnages. Elle est en blanc, lui en noir, elle semble en retrait tandis qu’il cannibalise toute la surface. La fameuse série « Intimités » passe au crible les relations amoureuses à travers dix planches qui décortiquent l’incommunicabilité, les mensonges et les affres de la vie de couple. Ce huis clos angoissant qui sonde l’enfermement potentiellement toxique du mariage rencontre un immense succès car il est dans l’air du temps. Il est d’ailleurs contemporain de l’essor de la psychanalyse.
« Je rêve d’une peinture dégagée de tout respect littéral de la nature, je voudrais reconstituer des paysages par le seul secours de l’émotion. » Inutile de chercher à identifier un lieu précis dans les paysages de Félix Vallotton ; il s’agit le plus souvent d’une recomposition à partir de croquis sur le motif, des photographies, voire de cartes postales. Le tout traité avec une palette symbolique et non réaliste. Au fil du temps, le peintre épure toujours plus ses paysages, en évacue l’anecdote, pour aboutir presque à une abstraction colorée.
Comme souvent chez Félix Vallotton tout est affaire de contraste : le noir et le blanc, le plein et le vide, les lignes orthogonales et les courbes. Cette image, l’une des plus célèbres de sa production de graveur, est emblématique de l’atmosphère « fin de siècle » dans laquelle il gravite dans les années 1890. Érotisme, oisiveté, hypocrisie de la société, torpeur du carcan bourgeois ; tous ces thèmes inspirent le Suisse et ses amis nabis qui veulent inventer un art nouveau fécondé par la littérature contemporaine.
Immense artiste qui sait saisir l’air du temps, Félix Vallotton n’est pas qu’un dandy qui met ses talents au service du spleen baudelairien. Jamais là où on l’attend, il se distingue de ses confrères nabis par ses engagements politiques et sociétaux. Artiste ouvertement dreyfusard, soutien d’Émile Zola, il réalise de nombreux dessins et illustrations pour des journaux engagés comme Le Cri de Paris. Anarchiste convaincu, bien qu’aspirant bourgeois, il met aussi en image le sort du petit peuple de Paris malmené au tournant du siècle.
Saura-t-on un jour la signification réelle de ce fameux tableau qui suscite de multiples exégèses depuis plus d’un siècle. S’agit-il d’une maîtresse et sa servante, d’un hommage à L’Olympia de Manet, à L’Odalisque d’Ingres, ou de la représentation osée de deux amantes ? Le mystère reste entier. Le cadrage photographique, l’attitude des personnages et le refus de la séduction facile en font une icône du nu moderne. La toile est caractéristique de l’érotisme glacé de Félix Vallotton qui suscite davantage la gêne que l’excitation.
Quand éclate la Grande Guerre, Félix Vallotton, naturalisé français en 1900, veut prendre part aux combats. Mais en raison de son âge, son enrôlement est refusé. Il tente donc de participer à l’effort de guerre d’une autre manière et se rend sur le front pour rendre compte de l’horreur des tranchées. Le portfolio C’est la guerre ! témoigne de cette expérience radicale. Ses bois gravés chargés d’effroi tentent de représenter l’indicible. Il y parvient grâce à son style épuré à l’impact graphique instantané et son incroyable économie de moyens.
Le roi du noir et blanc était aussi un immense coloriste. Tantôt, Félix Vallotton se fait volontiers audacieux avec ses aplats de couleurs acides et saturées qui anticipent le fauvisme, tantôt il rend hommage à ses maîtres avec des tableaux d’un mimétisme et d’une perfection toute classique. Cette appétissante nature morte, qui parvient à restituer sensoriellement le croquant des poivrons, est ainsi un magnifique morceau de peinture qui rend hommage aux tableaux hollandais du Siècle d’Or qu’il admirait tant.
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Félix Vallotton, célébré en ses terres
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Abonnez-vous dès 1 €Cet article a été publié dans L'ŒIL n°786 du 1 juin 2025, avec le titre suivant : Félix Vallotton, célébré en ses terres