Architecture

Dans le tourbillon de la ville marchande

Par Mathieu Oui · L'ŒIL

Le 22 avril 2024 - 1096 mots

Vers 1850, les premiers grands magasins ouvrent sur les boulevards tandis que la publicité envahit l’espace public. L’effervescence consommatrice est née, emportant dans son mouvement l’élégante comme l’artiste.

Dans Au Bonheur des dames, publié en 1883, Émile Zola, chroniqueur des mœurs de son époque, raconte la fièvre suscitée par les grands magasins. Embauchée par une enseigne de prêt-à-porter, son héroïne, Denise Baudu, jeune Normande montée à Paris, découvre peu à peu l’envers du décor de ce nouveau temple du commerce. Annonciateurs de notre société de consommation, les grands magasins apparaissent en écho à la révolution industrielle, qui voit l’émergence des villes marchandes concentrant à la fois population et argent. Paris symbolise cette mise en scène du commerce à travers des « palais de la marchandise », architectures à grande échelle, utilisant des techniques de construction modernes comme le métal ou le verre. À la suite de l’ouverture, en 1852, du Bon Marché par Aristide Boucicaut sont édifiés Les Galeries du Louvre (1855), Le Palais de la nouveauté (1856), le Bazar Ruel (1856) bientôt renommé Bazar de l’Hôtel de Ville, Le Printemps (1865), La Samaritaine (1870). Les Halles de Victor Baltard, d’une surface de 21 000 m2 au cœur de Paris (1854), ou encore les expositions universelles participent de ce même mouvement. À Londres, le ­Crystal Palace, immense vaisseau de verre et d’acier inauguré pour la Great Exhibition de 1851, affiche des dimensions hors normes : 500 mètres de long et une nef centrale de 22 mètres de large.Il s’agit là d’impressionner le chaland, de lui en mettre plein la vue. À l’instar des sorties au théâtre ou au concert, des rendez-vous que l’on se donne au bal ou au café, « faire » les magasins devient une nouvelle distraction qui ne se limite plus aux seuls membres de la bourgeoisie. Destinés aux classes populaires, les grands magasins Dufayel, dans le 18e arrondissement de Paris, proposent à leurs clients une salle de cinéma, un palmarium et même une piste pour tester les vélos !

affiches, enseignes lumineuses et catalogues

À l’appui du déballage des marchandises, tout un arsenal de techniques de vente est mis au point pour encourager les achats. Par leur étalage en vitrine, par le recours incessant aux publicités, par les interpellations des marchands ambulants, le passant est sollicité en permanence. Dans l’exposition « Le spectacle de la marchandise », à Caen, une affiche en couleur de la Maison de la rue du Pont-neuf annonce ainsi : « On rend l’argent de tout achat qui a cessé de plaire », une sorte de « satisfait ou remboursé » avant la lettre. La publicité se développe sous la forme d’affiches imprimées, d’enseignes, de fresques murales, au point de faire de la rue « un magasin d’images et de signes », comme disait Baudelaire en 1859. Une intéressante sélection de grands dessins issus des archives de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) déploie aussi toute l’ingéniosité des fabricants pour inventer de nouveaux supports d’affichage, en jouant avec le mobilier urbain – le long des lampadaires, au-dessus des bancs, autour des arbres, voire par le biais de systèmes portables sur les épaules : c’est l’apparition des premiers hommes-sandwich. En 1868, les imprimeurs Richard et Gabriel Morris remportent le concours pour créer des colonnes-affiches, les fameuses « colonnes Morris », sujet d’une belle toile nocturne signée Gabriel Biessy (1854-1935). L’objet publicitaire se développe en fonction des différents publics : agendas pour les adultes, éventails pour les femmes, cartes à jouer pour les enfants. L’exposition du Musée des arts décoratifs, « La naissance des grands magasins », souligne combien l’enfant devient vite une cible pour les fabricants : on lui propose des jeux d’optique, de construction et d’imitation, mimant les métiers ou les activités de leurs parents – comme la machine à coudre miniature Singer. Parmi les techniques marchandes modernes, apparaissent la notion de prix fixes et affichés (qui ne permettent plus de négociation), la possibilité de payer en plusieurs fois, la vente par correspondance avec l’impression de catalogues ou encore les soldes. « Un autre rapport, plus direct, se développe à la marchandise, souligne Emmanuelle Delapierre, l’une des trois commissaires au Musée des beaux-arts de Caen. On peut essayer les vêtements ou tester les objets, ce qui pousse à leur fétichisation. » C’est le patron du Bon Marché, Aristide Boucicaut, qui met en place la vente par correspondance. D’abord annuels, les catalogues tirés en très grand nombre deviennent rapidement saisonniers, se multipliant avec le développement des rayons – arts ménagers, orfèvrerie, porcelaine, éclairage, tapisserie et décoration, articles de voyages –, et permettent de suivre l’évolution des modes de vie et des goûts de la bourgeoisie. Pour autant, les grands magasins n’ont pas supplanté les petits commerces ou les marchands ambulants. « La boutique traditionnelle ne souffre pas de l’apparition du grand magasin, mieux encore, elle progresse », analyse Anne-Sophie Aguilar, également commissaire de l’exposition « Le spectacle de la marchandise ». « Dans le centre de Paris, partout où subsiste une population ouvrière, les deux types de commerces se tutoient.

le regard des artistes sur le commerce

Ailleurs, dans les faubourgs, la petite boutique est reine. Entre elle et le grand magasin s’affirme moins une concurrence qu’un partage des espaces et des clientèles. » La ville traditionnelle reste bien présente au cœur de la cité moderne, comme en attestent les photographies d’Eugène Atget ou de Louis Vert sur les « petits métiers » des rues. « À travers leurs œuvres, les artistes offrent une vision kaléidoscopique et fragmentée de cette ville marchande », souligne Emmanuelle Delapierre.Par contamination visuelle, les cultures marchandes et artistiques se répondent, les affiches publicitaires s’inspirant des œuvres des artistes et inversement, comme dans les tableaux de Jean-Émile Laboureur ou de Raoul Dufy qui font des affiches le sujet même de leur toile. La confusion entre espaces intérieurs et extérieurs, les jeux de reflets et de transparences, l’omniprésence du signe graphique inspirent les créateurs. Et ce sont avant tout les rues, les vitrines et les terrasses, qui sont représentées par les peintres et dessinateurs, les scènes réalisées à l’intérieur des magasins étant plus rares. Félix Valloton (1865-1925) fait figure d’exception avec ses gravures représentant les modistes évoluant au milieu de leurs chapeaux ou l’affairement des vendeuses du Bon Marché. Souvent réalisées à des fins promotionnelles, des photographies tirées des archives des magasins donnent à voir les coulisses, et l’ampleur de la fourmilière humaine nécessaire au bon fonctionnement des lieux. « Théophile Steinlen, Maximilien Luce ou Albert Besnard ont la vision la plus acérée sur l’envers social de ce spectacle de la marchandise », poursuit la commissaire. Sous leur crayon, le traitement des ombres rappelle que certaines figures de la rue – mendiants, prostituées, déclassés – continuent d’appartenir à la face cachée de cette ville ­marchande.

À voir
« Le spectacle de la marchandise. Ville, art et commerce, 1860-1914 »,
Musée des beaux-arts, Le Château, Caen (14), jusqu’au 8 septembre.
À voir (Exposition en deux volets)
« La naissance des grands magasins. Mode, design, jouet, publicité, 1852-1925 »,
Musée des arts décoratifs, 107 rue de Rivoli, Paris-1er, jusqu’au 13 octobre.
« La saga des grands magasins »,
Cité de l’architecture et du patrimoine, 1 place du Trocadéro, Paris-16e, à partir du 6 novembre.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°775 du 1 mai 2024, avec le titre suivant : Dans le tourbillon de la ville marchande

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