Art contemporain

Charles Ray, sculpteur désenchanté

Par Anne-Cécile Sanchez · Le Journal des Arts

Le 9 mars 2022 - 920 mots

PARIS

L’artiste américain produit peu. Cette rareté explique son absence des collections publiques tout en conférant à sa sculpture sa portée symbolique. Deux grandes expositions lui sont consacrées à Paris.

Paris. Alors que le Metropolitan Museum of Art de New York lui consacre un solo show, on a beaucoup glosé sur le hasard du calendrier permettant de voir deux expositions simultanées de Charles Ray à Paris, au Centre Pompidou et à la Bourse de commerce. Laurent Le Bon, président du Centre Pompidou, a hérité ce projet de ses prédécesseurs et a choisi de traiter avec son humour coutumier les critiques visant cette « dynamique » entre le public et le privé. Ces deux expositions ont été, selon lui, réalisées avec des budgets distincts et « seul » le catalogue, conçu en commun, témoigne d’une entente. Ce débat va sans doute prendre un tour nouveau alors que les deux lieux ont fait savoir que de nouvelles occasions de rapprochement se présenteront à l’avenir. Quant à Charles Ray, dont c’est, à 69 ans, la première exposition dans une institution parisienne et auquel la Pinault Collection consacre pour la première fois un focus important, il a affirmé qu’il voyait ainsi « un rêve se réaliser » – et a, paraît-il, demandé la nationalité française.

Le bon côté de ce dédoublement est d’offrir une vision très complète de son travail, soit essentiellement des sculptures, à travers deux propositions concises. Si Charles Ray est absent des musées hexagonaux, c’est parce qu’il produit peu et n’a jamais eu de galerie française, suppose l’historien de l’art Jean-Pierre Criqui, commissaire de l’exposition du Centre Pompidou. Il est à présent trop tard, puisque les prix de ses œuvres (entre deux et trois millions de dollars), excèdent les budgets d’acquisition d’un établissement public. Mais les prêteurs ayant joué le jeu, le commissaire a obtenu les pièces qu’il avait sélectionnées, à l’exception d’Ink Line, jet d’encre continu tel un filin liquide tendu entre le sol et le plafond, impossible à présenter. On pourra également regretter que, afin de protéger certaines pièces, le musée ait dû opter pour un dispositif qui empêche de les approcher.

De la vie à la mort

À chaque extrémité de l’espace, comme deux pôles opposés, la voiture accidentée Unpainted Sculpture (1997) et le chêne gisant Hinoki (2007) reproduit en bois de cyprès sont deux objets monumentaux tirés du paysage américain et qui renvoient à une fin brutale, vanités grandeur nature. Le passage de la vie à la mort est souvent suggéré dans l’œuvre de Charles Ray, qui meuble ses insomnies en dessinant des fleurs : leur motif orne le corps en papier de sa Vénus géante, laquelle doit son titre au Portrait de la mère de l’artiste peint par James McNeill Whistler (1871) vu lors d’une de ses visites au Musée d’Orsay. Si la barrière de la scénographie est un peu frustrante, le Centre Pompidou montre par ailleurs – ce que l’on ne voit pas à la Bourse de commerce – les photographies réalisées par Charles Ray, pratique dont il s’est depuis désintéressé. Au centre de l’espace est ainsi aménagé un cube blanc, comme une petite chapelle réservée. Le mur du fond, convexe, épouse la courbe d’un autoportrait, convexe également, de l’artiste sous LSD (Yes, 1990), comme si celui-ci avait voulu transcrire physiquement sa perception déformée du monde, sous acide. Deux photographies en noir et blanc plus anciennes, Plank Piece, I and II (1973) documentent ses performances : le corps, plié en deux autour une planche qui le maintient au mur, fait alors partie de la sculpture telle une crucifixion qui ne retiendrait du martyre que l’image de la forme.

À dix minutes de marche de là, au premier étage de la Bourse de commerce, un Christ à la plastique d’athlète semble leur faire écho. Charles Ray, explique Caroline Bourgeois, commissaire de l’exposition, a réalisé Study after Algardi (2021), une pièce récente, à partir d’une statuette baroque. Bras écartés mais libérée de la présence de la croix, sa silhouette flotte dans une extase dépourvue de spiritualité.

L’obscénité de la réalité

C’est l’une des rares figures qui ne renvoie pas à l’expression du doute, voire de l’échec, très sensible dans le parcours de la Bourse de commerce. À l’extérieur du bâtiment, Horse and Rider (2014) accueille le visiteur par une vision sans gloire du cavalier et de sa monture, le premier, privé de rênes, légèrement affaissé sur lui-même, le second, tête basse, l’un comme l’autre revenus de tout mythe conquérant. Avant de parvenir à la rotonde, on croisera également Jeff (2021) inspiré par un sans-abri de Los Angeles.

Camion aux pneus dégonflés, tracteur en berne, adorateur de hamburger, le désenchantement hante cet œuvre. La dérision, si spectaculairement mise en scène par l’érotisme absurde d’Oh ! Charley, Charley, Charley… (1992), cède alors au constat d’échec, avec cette femme noire à la rue endormie sur un banc (Sleeping Woman, 2012), une vision à laquelle le métal tente de redonner littéralement tout son poids – le choix du matériau, bois, métal, fibre de verre, papier… venant en dernier dans le processus de création.

Un avertissement précède le groupe de sculptures à l’effigie de l’artiste mimant une impossible orgie sexuelle. C’est sans doute que l’époque est moins libre que lorsque l’œuvre fut montrée à la Documenta de Cassel en 1992, ou que le public de l’art contemporain – devenu à présent un loisir comme un autre – est plus familial. Et quand bien même la véritable obscénité n’est pas celle du fantasme, mais de la réalité que Charles Ray représente, empruntant à l’esthétique classique comme pour mieux signifier sa distance.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°584 du 4 mars 2022, avec le titre suivant : Charles Ray, sculpteur désenchanté

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