Art contemporain

Ce que manger veut dire

Par Manou Farine · L'ŒIL

Le 1 octobre 2004 - 715 mots

Une machinerie complexe, alignant tuyauteries, récipients et autres réceptacles motorisés.

Une mécanique organique affichant sans mollir et avec une dignité déconcertante son fonctionnement interne : ingestion, transformation/digestion et enfin défécation. Ainsi se présente la Cloaca-Turbo, dernière-née des performantes machines à transit du Belge Wim Delvoye et point d’orgue de l’exposition bordelaise au succès annoncé : « Hors d’œuvre : ordre et désordres de la nourriture ». La Cloaca sera donc nourrie strictement (sans plats épicés ni alcool) pendant toute la durée de la manifestation par le personnel du musée, et dévoilera quatre mois durant le lent processus de dégradation des aliments, autant que le désenchantement burlesque que procurent nos sociétés à l’auteur de l’engin. À cette mise en forme de la digestion, s’ajoute une kyrielle de pistes ébauchées le long du parcours, qui se propose de faire le point sur les recours/retours à la nourriture effectués par les artistes depuis la mort annoncée des avant-gardes. C’est donc à la Merde d’artiste n° 31 mise en conserve par Piero Manzoni en 1961, à Warhol et son film Eat réalisé en 1963, à Erik Dietman et bien sûr à Daniel Spoerri comme instigateur de l’Eat-art, d’ouvrir le banquet. Se succèdent alors des figures attendues, Natacha Lesueur et ses bouches croqueuses, ouvrant des lèvres rouges sur une garniture dentaire de haricots blancs, Michel Blazy qui met ici en forme et en surface l’une de ses fragiles histoires de germination et autres petits événements dans la vie d’une pizza, d’un Flanby et d’une Danette, ou encore Rirkrit Tiravanija dont l’espace de dégustation Pavillon des moules, déjà montré en 1997, impose encore une hypothétique version culinaire de la convivialité et du partage communautaire. Aux côtés de ces pratiquants assidus du sujet ou de la matière alimentaire, ont été retenus des dispositifs sans doute moins prévisibles mais tout aussi percutants : Tatiana Trouvé installe un subtil et énigmatique Cabinet à boulimie, Jana Sterbak présente son fameux cliché Vanitas : robe de chair pour albinos anorexique (1987) viande fraîche cousue en un vêtement féminin, puis séchée sur un mannequin de couturière, exposant en un même geste entrailles et relique, comme une possible allégorie du temps de l’œuvre et du vieillissement des corps, Sophie Calle dévoile ses menus chromatiques et dans un même sillage en une version glacée et surmaîtrisée, Vanessa Beecroft dispose ses mannequins nus autour d’un festin énoncé par couleurs et servi sur une longue table de verre. Alors quoi ? Tour à tour motif, pratique, outil, matière, la nourriture postule ici à toute fonction, sans exigence particulière. L’exposition empoigne décidément la nourriture par couches multiples, étant entendu que cette dernière énonce aussi bien son caractère vital et naturel que ses nombreuses codifications culturelles. Particulièrement présent dans une pratique artistique féminine comme outil agressif/érotique capable de traduire la violence sociale infligée au corps féminin, le comestible, ses procédures d’ingestion et de préparation adhérent surtout et ostensiblement à la tradition d’un art dont la vocation transcendantale aurait été invalidée pour lui préférer une création puisant formes et propos dans le réel, pour le réel, jusque dans ses gestes les plus simples. Registre auquel s’agrège la question du statut de l’œuvre, lorsque l’aliment se fait art et matière. Par ailleurs, quoi de plus tentant que de s’attaquer à l’aliment pour un artiste. N’y est-il pas question de goût et de plaisir ? De matière et de couleurs ? De procédures, de formes et de compositions ? De geste social complexe et de consommation ? Les aliments ne portent-ils pas une charge symbolique puissante relayée par les artistes depuis des siècles ? Des questions rebattues pour un sujet aguichant, mais que le CAPC élude relativement, préférant faire la part belle aux œuvres choisies plutôt que d’arpenter méthodiquement une thématique par trop écrasante. C’est que l’aliment s’avère être une véritable mine, un miroir souple et particulièrement bavard, capable de relayer, soutenir ou incarner des travaux d’artistes préoccupés par les dérèglements et dysfonctionnements de nos sociétés, les conditions du lien social, l’apprentissage, le sexe, l’abondance et la misère, le corps, le comportement, la biologie, la représentation et les codes sociaux... En somme, le monde comme il va.

« Hors d’œuvres : ordre et désordres de la nourriture », BORDEAUX (33), CAPC/Musée d’art contemporain, 7 rue Ferrère, tél. 05 56 00 81 50, 8 octobre-13 février 2005.

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°562 du 1 octobre 2004, avec le titre suivant : Ce que manger veut dire

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