Art non occidental

XIXE SIÈCLE

Au Japon, une route en cachait une autre

Par Élisabeth Santacreu · Le Journal des Arts

Le 15 janvier 2021 - 823 mots

PARIS

La deuxième route reliant les deux capitales japonaises réservait aux voyageurs un paysage sublime et des rencontres inattendues, inspirant les grands peintres d’estampes.

Paris. L’ère Edo (1603-1868), donnant le pouvoir au shogun résidant à Edo (actuelle Tokyo), tandis que l’empereur continuait de régner, sans attributions politiques, à Kyoto, a conféré une importance considérable à deux routes reliant ces villes. L’une, la route du Tokaido, longe la mer et passe au pied du mont Fuji. Elle a été rendue célèbre notamment par le peintre Utagawa Hiroshige (1797-1858) qui publia à partir de 1833 Les Cinquante-Trois Relais du Tokaido, une suite de cinquante-cinq estampes qui rencontrèrent un succès énorme.

L’autre voie, très ancienne, reliant les deux capitales, la route du Kisokaido, suit un tracé intérieur, plus long et accidenté. Mais elle traversait de nombreux fiefs dont les seigneurs, les daimyo, devaient résider alternativement à Edo et sur leurs terres. Le trafic était donc constant, bien que moindre que sur la première. La nature n’y était pas moins magnifique, cependant, et Hiroshige voulut éditer un album détaillant ces beautés.

On ne sait pas pourquoi le peintre, qui était à l’origine du projet avec l’éditeur Takenouchi Magohachi, a confié la réalisation des premières estampes à un autre artiste, Keisai Eisen (1790-1848). Ce dernier est l’auteur de vingt-quatre planches de l’album Les Soixante-Neuf Relais de la route du Kisokaido, qui paraît à partir de 1835 [voir ill.], et Hiroshige de quarante-sept planches. L’ensemble comprend soixante-dix planches, mais Hiroshige a dû redessiner celle de Nakatsugawa, sans doute après une destruction accidentelle de la matrice de la première version.

Le Musée Cernuschi présente une suite de ces soixante et onze planches, appartenant à l’une des plus belles collections d’estampes japonaises, celle de la Fondation Georges Leskowicz, grande prêteuse de ses trésors (on a pu voir récemment son ensemble Les Cinquante-Trois Relais du Tokaido au Musée Guimet et une autre partie de la collection à l’Hôtel de Caumont à Aix-en-Provence). Cette suite est en parfait état car il s’agit des premiers tirages de la première édition qui ont fait l’objet d’un grand soin et n’ont pas été exposés à la lumière. La première estampe de la série est présentée en deux exemplaires, avec des lettres différentes et quelques variations de couleur, la version d’Eisen ayant été peut-être reprise par Hiroshige. Les cartels permettent de comprendre la scène et l’on ne peut qu’admirer la maîtrise du paysage des deux peintres, ainsi que l’humour avec lequel Hiroshige a représenté le peuple de la route : on retrouve, par exemple, le même personnage de fumeur jovial dans les relais 33 et 34. Deux tirages différents de Suhara (relais 40) permettent de comprendre le travail d’interprétation de l’imprimeur, membre essentiel de l’équipe de réalisation d’un tel album.

Des références théâtrales

Le thème de la route du Kisokaido est aussi l’occasion pour le Musée Cernuschi de montrer le niveau culturel atteint par le Japon à l’époque Edo. Bénéficiant d’un taux d’alphabétisation élevé, la population était sensible non seulement aux arts graphiques (les estampes, peu onéreuses, étaient vendues en masse), mais aussi à la littérature et au théâtre. C’est ce qui a permis à Utagawa Kunisada (1786-1865) – connu aussi sous le nom de Toyokuni III – de construire une série associant des acteurs du kabuki aux soixante et onze vues de la route du Kisokaido, comme il l’avait fait pour la route du Tokaido. Ce « Kisokaido des acteurs » laissait deviner au public l’identité de chacune de ces célébrités passées ou présentes – il était interdit de les nommer mais chacun connaissait leur visage – ainsi que le jeu de mots qui la mettait en rapport avec un des relais. En raison de la pandémie, le Museum of Fine Arts de Boston n’a pas pu prêter cette série de 1852 ; c’est une présentation numérique qui permet de mesurer la beauté de ces œuvres.

Utagawa Kuniyoshi (1797-1861), autre grand peintre de l’ère Edo, réalisa également des mitate (estampes de parodies et de devinettes), à partir de la même route et la même année (1852). Les Soixante-Neuf Relais de la route du Kisokaido mettent en rapport, dans chacune des soixante-douze estampes et grâce à un jeu de mots, un relais avec une scène tirée de la littérature japonaise. Il ne semble pas que Kuniyoshi ait lui-même parcouru la route, mais il s’inspirait probablement des illustrations de guides de voyage de l’époque pour la vignette qui, dans chaque estampe, figure un relais. La série présentée, issue du legs d’Henri Cernuschi, a conservé ses magnifiques couleurs d’origine. Les épisodes, qui évoquent tant Shakespeare avec leurs combats sanglants, leurs amours impossibles et leurs sorcières, sont racontés dans les cartels. En regard de ces splendeurs, comme dans la première salle consacrée à Eisen et Hiroshige, des objets provenant d’une collection privée font écho à ceux que l’on trouve sur les estampes : armure et caisse de voyage, sabre, couleuvrine, selle de bataille, boîte-écritoire et nécessaire à pique-nique témoignant du raffinement de certains voyageurs qui empruntaient la route du Kisokaido.

Voyage sur la route du Kisokaido,
initialement jusqu’au 17 janvier 2021, Musée Cernuschi, 7, avenue Vélasquez, 75008 Paris.

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Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°558 du 8 janvier 2021, avec le titre suivant : Au Japon, une route en cachait une autre

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