Art moderne

Après le marchand d’art

Par Roxana Azimi · L'ŒIL

Le 1 janvier 2005 - 986 mots

Du White Cube à l’unité de production, l’évolutiondes galeries d’art a épousé les changements de pratiques artistiques.

Si Paul Durand-Ruel a jeté les bases de la profession de marchand d’art vivant à la fin du XIXe siècle, ce métier a connu ses changements structurels les plus forts après la Seconde Guerre mondiale. Au moment où le célèbre marchand des cubistes, Henry Kahnweiler, inaugurait son nouvel espace rue Monceau, le galeriste Léo Castelli ouvrait ses locaux à New York en 1957. Il incarnera bientôt l’archétype du marchand de la seconde moitié du XXe siècle. Alors que ses prédécesseurs capitalisaient sur la durée et le succès différé, l’homme d’affaires américain mise sur la réussite immédiate et le renouvellement des modes. « La référence à l’histoire de l’art et aux grands artistes fondateurs de l’art moderne, Cézanne, Matisse, Picasso, cautionne sa dernière découverte et constitue son principal argument de vente. En fait, ce que Castelli vendait, c’était une idée de l’histoire de l’art se faisant ici et maintenant », souligne la sociologue Raymonde Moulin dans son ouvrage L’artiste, l’institution et le marché.
Une idéologie dont l’empreinte est tenace. « Le délai de reconnaissance des artistes est plus court. L’artiste est devenu un produit commercial à part entière. Comme pour n’importe quelle marque, les galeries américaines essaient de faire monter les prix le plus vite possible, ce qui induit que les stocks sont moins importants, souligne le galeriste Georges-Philippe Vallois. Et de rajouter : « La France est passée au rang de banlieue du marché de l’art occidental. Le corollaire, c’est que les artistes français ont perdu beaucoup d’influence. »
Face à la multiplicité des galeries et à la foison d’expositions qui sollicitent les collectionneurs, beaucoup d’enseignes optent pour l’événement par le biais d’une communication affûtée. Iris Clert avait donné le « la » dans les années 1960 avec le « Micro-salon d’avril », ou le « Libérez-vous en créant vous-même vos œuvres d’art » avec les machines à peindre Meta-Matics de Jean Tinguely. Pour attirer l’attention des Parisiens sur Yves Klein, elle lance des grappes de ballons bleus dans le ciel en même temps qu’elle expose ses monochromes. « L’exposition fera scandale. Oser montrer neuf tableaux, tous de la même taille, de la même couleur et de la même texture mais à des prix différents, c’était vraiment trop pour l’époque », rappelle la galeriste dans son autobiographie.
Des gestes poétiques mais commerciaux, précurseurs de la grande « turlupinade » d’Errotin le vrai lapin par Maurizio Cattelan chez Emmanuel Perrotin en 1995. S’il y avait beaucoup d’improvisation, voire de dilettantisme dans le geste d’Iris Clert, la stratégie des galeries et artistes actuels est plus éprouvée.

Les galeristes, nouveaux producteurs
La nature des galeries a profondément évolué du fait des changements de pratique artistique. L’apparition de pièces de plus en plus monumentales témoigne du passage de vitrines marchandes au rang de productrices. Les coûts de production des nouvelles créations sont tels que les plasticiens exigent de plus en plus une implication forte des galeries. La logique de sélection d’œuvres dans l’atelier d’un artiste, pour confortable qu’elle soit, semble aujourd’hui caduque. Afin d’éviter un débauchage de ses créateurs, la galerie intervient en amont de son rôle traditionnel d’intermédiaire. Comme le soulignait un rapport commandé par le ministère de la Culture sur les galeries d’art contemporain en France, les évolutions esthétiques « font glisser le marché de l’art d’une économie patrimoniale dont le but est de vendre des objets susceptibles d’être des réserves de valeur, à une économie de service de représentation, assimilable à l’économie du spectacle vivant ». En France, les galeristes Roger Pailhas, Emmanuel Perrotin et Jérôme de Noirmont furent parmi les premiers à prendre conscience de ces nouveaux enjeux. La production permet aussi aux galeries européennes de marquer un territoire et de ne pas être de simples satellites des enseignes américaines. L’accent porté sur la production conduit à négliger l’alimentation d’un stock, et la difficulté croissante de se constituer un stock est préjudiciable sur le long terme.
Outre la production, la multiplication des foires a bouleversé le travail des galeries. Face à la désaffection des collectionneurs, les professionnels tiennent salon. Outre les foires trentenaires et quadragénaires comme la Fiac et Art Cologne, qui cherchent depuis quelques années à se refaire une cure de jouvence, de nombreux événements ont vu le jour, comme Artissima à Turin en 1994, Art Forum à Berlin en 1996, Art Basel Miami en 2002 ou encore Frieze à Londres en 2003. Bien que décriée par les acteurs du marché, cette profusion est entretenue par les marchands qui y réalisent entre 20 et 50 % de leurs chiffres d’affaires.
Les relations avec les artistes se sont à la fois distendues et professionnalisées car les galeries n’ont plus les moyens d’acheter les œuvres de leurs artistes. Il n’existe aujourd’hui quasiment plus de contrats liant un artiste salarié à sa galerie. « Un certain nombre d’artistes ont compris qu’il était préférable de laisser en dépôt les œuvres car ils pouvaient bénéficier de l’augmentation de leur cote » rappelle le galeriste Daniel Lelong. La galerie Louis Carré & Cie est sans doute l’une des dernières à acheter les œuvres rubis sur ongle. Elle publie aussi à chaque exposition un catalogue, outil indispensable de diffusion que les galeries tendent à négliger. Peut-on encore envisager une amitié professionnelle entre un artiste et son marchand comme ce fut le cas entre Kahnweiler et Picasso ?
En 1977, le galeriste Paul Maenz interrogeait l’artiste Daniel Buren sur ses attentes face à une galerie. La réponse fuse avec pragmatisme : « Commercialement : le remboursement de mes frais de voyage, de séjour, de matériel ; le paiement de mes honoraires. Idéologiquement : un conflit. » Un artiste ne reste fidèle que si sa galerie s’avère capable de le produire et de l’introduire dans des collections privées ou institutionnelles réputées. Un artiste français disait récemment à son galeriste avant de le quitter pour une enseigne plus fashion : « Les artistes c’est comme les joueurs de foot. Il faut qu’ils changent de club tous les cinq ans. » Espérons que cette logique Kleenex n’anime pas tous les artistes ni leurs représentants...

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°565 du 1 janvier 2005, avec le titre suivant : Après le marchand d’art

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