1945-1970 : l’odyssée du design

Par Christian Simenc · L'ŒIL

Le 21 novembre 2008 - 1233 mots

Conquête de l’espace, nouveaux matériaux et croyance en la technologie témoignent de la foi des créateurs dans l’émergence d’un nouvel homme aux modes de vie révolutionnaires.

Les schémas visionnaires de la fin des années 1960 sont-ils la dernière véritable ruée de la pensée utopique moderne ? La question est, certes, un brin provocatrice, mais n’est finalement pas si déplacée. En effet, même si nombre de concepts mis en avant par les modernistes sont aujourd’hui rediscutés et s’il est, en outre, évident aussi qu’une certaine fascination de l’utopie persiste aujourd’hui encore, l’idée d’une grande vision utopique moderne s’est très certainement évanouie dans les années 1970 avec l’avènement du postmodernisme et la perte de foi dans les « grands récits ». C’est en tout cas le propos développé dans la dernière section de l’exposition « Cold War Modern » et qui s’intitule « Les derniers utopistes ».

L’utopie de la fin des années 1960
La course à l’espace menée par les blocs Est et Ouest a indubitablement mis en effervescence l’imaginaire collectif, notamment dans sa quête effrénée d’une vie nouvelle. D’où la naissance d’une véritable « esthétique de la guerre froide », dont le cinéma fera ses choux gras (James Bond).
Aucun domaine n’est épargné. Au rayon électroménager, le japonais Panasonic sort une télévision, le modèle TR005, qui ressemble à un casque de cosmonaute. Mieux, Marco Zanuso et Richard Sapper dessinent, pour l’italien Brionvega, la télévision Black 201, entièrement noire et énigmatique à l’instar du mégalithe du film de Stanley Kubrick 2001 : l’odyssée de l’espace.
Le mobilier, lui, n’est pas en reste : le Finlandais Eero Aarnio conçoit le fauteuil Globe, rond comme un Spoutnik, tandis que le Hongrois Peter Ghyczy dessine la chaise de jardin Egg, dont le dossier se relève comme un capot d’automobile. La mode aussi se prend au jeu. Le designer néerlandais Gijs Bakker, fondateur des années plus tard du célèbre collectif batave Droog Design, imagine, lui, une panoplie façon Star Trek. Tandis que les couturiers Pierre Cardin – Cosmos Wear – et Paco Rabanne – Disc Dress – dessinent des vêtements s’inspirant des uniformes spatiaux. Dans l’exposition, le visiteur peut d’ailleurs comparer ces créations haute couture avec de vraies combinaisons de cosmonautes et d’astronautes, disposées en regard.
À la fin des années 1960, l’idéal révolutionnaire balance par-dessus bord deux notions phares de la guerre froide : le militarisme et le consumérisme. Au contraire, l’utopie bat son plein. Toute une frange de designers, d’architectes et d’artistes use alors des avancées technologiques de la guerre froide pour inventer des univers utopiques, liés en particulier à l’habitat. Sont ainsi allègrement revisités les fameux dômes géodésiques de Richard Buckminster Fuller, jadis utilisés par l’armée américaine. Démontables à l’envi, ils deviennent des symboles d’une vie nomade, tout comme le sera le mobilier gonflable. Un quatuor italien pour le moins « gonflé » – Jonathan De Pas, Donato d’Urbino, Paolo Lomazzi, Carla Scolari – dessine ainsi le fauteuil translucide Blow. Et l’Anglais David Green (Archigram) invente un costume gonflable « à occuper telle une maison ». L’humour règne.

La radicalité de l’architecture
Des deux côtés du mur, nombre de collectifs radicaux s’en donnent à cœur joie. Ainsi, l’objectif des Américains de Ant Farm est de constituer une alternative à l’architecture brutaliste des années 1960. Ceux-ci imaginent alors des structures gonflables, faciles à construire et à transporter, et mettent en œuvre des expériences liées à la perception du corps et des sens dans ces espaces non-orthogonaux que sont les gonflables.
Dans l’exposition, le visiteur aborde la dernière salle, au demeurant diaphane et vide, avec un sentiment étrange : celui d’avoir comme une épée de Damoclès suspendue au-dessus de sa tête… L’effet est réussi : il s’agit d’une reconstitution grandeur nature d’Oasis n° 7, impressionnante structure gonflable avec palmiers intégrés, œuvre du collectif viennois Haus-Rucker-Co. Cette installation avait été accrochée, en 1972, sur la façade du Fridericianum Museum, à Kassel, à l’occasion de la Documenta 5.

La naissance d’un nouvel homme
L’imagination fuse aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest. Des « instruments pour libérer l’esprit et le corps » voient le jour. Ainsi, l’Autrichien Walter Pichler conçoit un Portable Living Room, sorte d’énorme casque opaque et oblong, dans lequel est incorporée une mini-télévision. Les Haus-Rucker-Co, encore eux, inventent d’énormes casques transparents, les Transformeurs d’environnement, qui, une fois portés, font ressembler les expérimentateurs à de gros insectes et métamorphosent leur vue.
Il y a, par exemple, le casque Tête de mouche à vision kaléidoscopique ou le Vaporisateur de vue et le Distributeur de bruine, qui tous deux brouillent ladite vision… Mieux, le Polonais Krzysztof Wodiczko, lui, ne sort plus dans la rue sans son Personal Instrument, un attirail constitué de gamelles métalliques reliées à des tuyaux, le tout surmonté d’un microphone frontal qui restitue aussitôt dans les oreilles les bruits de la ville.
Artistes et designers cherchent en fait à parfaire le corps humain en lui adjoignant des services sensoriels et des outils de communication, afin d’« étendre sa conscience » et d’« accroître ses capacités ».
Nous ne sommes plus très loin de l’avènement du fameux Cyborg, personnage hybride mi-homme mi-machine, dans lequel les problèmes de robotique sont autosolutionnés, « ce qui laisse ainsi l’homme libre d’explorer, de créer, de penser et de ressentir la distance qui le lie à l’espace ». On nage alors en pleine science-fiction. La course à l’espace engendrée par la guerre froide aura littéralement changé notre manière de voir le monde.

L’innovation militaire au service de la société civile

La période liée à la guerre froide a très certainement été un jalon dans l’accélération des sciences et des technologies, la plupart des avancées provenant des recherches et des développements de programmes militaires. La raison ? En cette période de crise (et de lutte géopolitique), les gouvernements n’hésitent pas à mettre en place des investissements massifs. Quoique leurs systèmes économiques respectifs soient évidemment différents, les deux blocs de l’Est et de l’Ouest se concentrent, dès la fin des années 1950 et tout au long des années 1960, sur l’innovation technologique en design et en architecture.
Nombre de technologies développées pour un usage militaire trouvent ainsi une voie dans la vie quotidienne civile. Ainsi en est-il, par exemple, de la science des matériaux – en particulier, à l’époque, des plastiques –, de la science de l’atome – qui découle de l’armement – ou des multiples technologies liées à l’espace. Aux États-Unis, les designers Charles et Ray Eames usent de la fibre de verre issue directement de l’industrie des radars et des dômes pour concevoir leurs célèbres fauteuils coques. Un procédé quasi semblable sera repris quelques années plus tard, en Pologne, par Roman Modzelewski.

Quel rapport entre la bombe A et du Nylon ?
Aux États-Unis, les relations sont implicites entre l’armée, les instituts de recherche et le commerce. Ce qui explique, pour une bonne part, comment ce dernier a pu allègrement s’accroître, en prenant pour base les recherches militaires et en les appliquant au développement des biens de consommation. Un bon exemple de cette synergie du fameux « complexe militaro-industriel » pourrait être celui de la firme américaine DuPont de Nemours, célèbre aujourd’hui encore comme producteur du fameux Nylon, mais qui l’est également pour avoir contribué, dans les années 1940, au projet de bombe atomique. Un autre exemple phare est assurément le développement de l’ordinateur et d’Internet, ce dernier ayant commencé sa vie en tant que système utilisé exclusivement par les militaires, sous le nom d’« Arpanet ».

Autour de l'exposition

Informations pratiques. « Cold War Modern : Design 1945-1970 » jusqu’au 11 janvier. Victoria & Albert Museum, Londres. Tous les jours de 10 h à 18 h, jusqu’à 22 h le vendredi. 11 et 6 €. www.vam.ac.uk
Cold War sur le web. À l’heure du multimédia, les expositions peuvent trouver sur le web un support idéal à la diffusion de documents. Le V&A a dernièrement mis en ligne sur www.youtube.com des vidéos sur « Cold War Modern ». « TV&A » dévoile ainsi le making of de l’exposition : images du montage et entretien avec les conservateurs et les créateurs. Les vidéos présentent aussi quelques créations design qui figurent dans l’exposition ainsi que les innovations architecturales de l’époque, symboles d’une quête du progrès que se disputaient les États-Unis et l’URSS et dont la démarche innovante du musée se fait ici l’écho. Entrer « Cold War Modern » dans le moteur de recherche de YouTube.
Sur l’Ina.fr. Parallèlement, l’Institut national de l’audiovisuel met en ligne sur www.ina.fr des documents d’archives de la guerre froide qui replacent les créations artistiques dans leur contexte politique. Un extrait du Kitchen debate entre Nixon et Kroutchev lors de l’Exposition américaine de Moscou en 1959, témoigne ainsi, à travers un dialogue teinté d’humour, de la compétition entre deux États hégémoniques qui a pesé sur le monde au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°608 du 1 décembre 2008, avec le titre suivant : 1945-1970 : l’odyssée du design

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