Art contemporain

Warhol & Basquiat : Jeux de mains, jeux de malins

Par Itzhak Goldberg · L'ŒIL

Le 23 mai 2023 - 1903 mots

« À quatre mains », c’est le titre de l’exposition de la Fondation Vuitton qui, à Paris, réunit l’œuvre réalisée par Basquiat et Warhol. Un match où chaque artiste a marqué des points…

Le 4 octobre 1982, Warhol écrit dans son journal : « Rencontré Bruno Bischofberger (taxi 7,50 dollars). Il est venu avec Jean-Michel Basquiat. C’est le gosse qui signait “SAMO” quand il était sur le trottoir de Greenwich Village à peindre des t-shirts. Je lui avais donné 10 dollars tout de suite et l’avais envoyé à Serendipity pour essayer de vendre ses t-shirts. C’est un de ces gosses qui me rend fou. Il est noir mais certains disent qu’il est portoricain, alors je ne sais pas. Bruno l’a découvert et maintenant il a la vie facile. […] C’est un gamin de la moyenne bourgeoisie – il est allé à l’université, etc. Un jour il a essayé d’être peintre à Greenwich Village. J’ai déjeuné avec eux, puis j’ai pris un Polaroid et je suis rentré à la maison. Deux heures plus tard une peinture est arrivée, encore humide, de lui et moi ensemble. Il a dû mettre une heure, rien que pour aller à Christie Street. Il m’a dit que son assistant l’avait peinte. »

Maintes fois racontée, cette anecdote, une de celles dont l’histoire de l’art raffole, s’est transformée en mythe qui marque un nouveau départ dans la carrière de Basquiat. Si cette histoire est répétée à souhait par Bruno Bischofberger, le marchand de Warhol et de Basquiat, ce dernier n’en parle pas vraiment. Accordait-il peu d’importance à cette rencontre ou, au contraire, ne souhaitait-il pas que l’aura de Warhol projette une ombre géante sur sa pratique picturale ?

Le mariage de la carpe et du lapin

L’idée de la collaboration entre les deux artistes vient de Bischofberger qui, sans doute, a flairé la bonne affaire. Idée, et c’est une litote, étonnante, tant tout rapprochement entre ces créateurs est un parfait exemple d’un mariage de la carpe et du lapin. Warhol, gloire mondiale, face à Basquiat, artiste de la rue, qui monte. Warhol, l’inventeur du pop art, porte un regard – amusé ? – sur la société de consommation et, pour lui, la réalité, dématérialisée, n’est perçue qu’à travers des logos publicitaires. Quant à Basquiat, il représente la culture underground et semble en lutte permanente contre la société. Warhol qui va jusqu’à abolir toute implication de l’artiste dans la production : l’acte physique de la peinture cède la place à un procédé mécanique et impersonnel. Basquiat, artiste romantique par excellence, dont la pratique gestuelle et spontanée, semble inscrite dans sa biographie et dans son appartenance à une minorité. En somme, un dialogue improbable entre cool et hot, pour ne pas dire entre blanc et noir. Selon Ronnie Cutrone, ami et assistant de Warhol, « c’était comme une espèce de mariage fou, le drôle de couple du monde de l’art. Leur relation était symbiotique. Jean-Michel pensait qu’il avait besoin de la célébrité d’Andy, et Andy avait besoin du sang neuf de Jean-Michel. Jean-Michel renvoyait à Andy une image de révolte. »

Cet échange symbolique, dont l’importance fut amplifiée avec le temps, a sans doute joué dans ce rapprochement. Pourtant, quand on observe Dos Cabezas, ce double portrait que Basquiat a offert à Warhol immédiatement après leur rencontre, on remarque que l’artiste portoricain se donne presque autant d’importance qu’à son illustre confrère. Une manière de dire qu’il se voit moins comme un disciple que comme égal. Tout laisse d’ailleurs à penser qu’au fur et à mesure de l’ascension foudroyante de Basquiat, une forme de rivalité se développe au sein de ce duo improbable. Ainsi, faut-il voir dans l’affiche de leur exposition commune chez Tony Shafrazi,à New York (1985), mettant en scène les deux artistes prêts à s’affronter en tenue de boxeur, une simple présentation humoristique ?

Ménage à trois

Mais on n’en est pas encore là, d’autant plus que pendant le premier stade de ce travail en commun s’ajoute un troisième larron, Francesco Clemente, représentant de la Transavanguardia italienne. Ménage à trois donc, où, selon Bischof-berger, « chaque artiste, sans discuter avec les autres sur le sujet, le style, les dimensions et la technique, commence indépendamment quelques peintures, en sachant que les deux autres artistes travailleraient sur la même toile, et qu’il fallait leur laisser pour cela assez d’espace autant plastique que mental ». Si cette collaboration a duré suffisamment pour aboutir à une exposition en 1984, à Zurich, la suite, nettement plus connue, se limite à un face-à-face entre Warhol et Basquiat. Ce travail à quatre mains, qui démarre sur un rythme soutenu, se ralentit avec le temps, laissant toutefois près de deux cent cinquante toiles. Ralentissement, mais également une certaine baisse de la qualité, liée au désintérêt de Basquiat, pris dans une création personnelle frénétique. Quoi qu’il en soit, contrairement aux « règles » fixées au départ, les deux artistes travaillent réellement ensemble, ne s’interdisant pas d’empiéter sur leurs zones respectives. Clairement, le résultat de ce processus est avantageux pour Basquiat et son style fragmenté, éclaté ; les ready-made picturaux statiques de Warhol sont emportés par l’énergie fulgurante de Basquiat et son style néo-expressionniste. Une des œuvres les plus connues porte un titre déjà utilisé par Warhol dans le passé, 6.99 (1985). Tracés avec précision, ces chiffres de taille imposante, qui renvoient aux prix discount pratiqués dans les grandes surfaces, font partie des lieux communs de la consommation auxquels se réfère l’artiste. D’autres figures stéréotypées, comme le personnage principal de profil et la silhouette du joueur de football américain, ne laissent pas de doute quant à leur origine. En revanche, les masques-visages ou les crânes venus de nulle part de Basquiat exhibent des dents menaçantes et des yeux exorbités, qui grimacent atrocement ou qui crient, hantant longtemps le spectateur. De même, des coulées blanches ou bleues ou encore des signes graphiques indéchiffrables forment une version d’un all-over primitivisant. En d’autres termes, quand la contribution de Warhol rassure par son aspect familier, celle de Basquiat garde un côté exotique et révolté. Il est intéressant de remarquer qu’à cette occasion, Warhol renoue avec les pinceaux. S’aidant d’un épiscope, il projette ses logos avant de les dessiner et de les peindre. Avec OP OP (1984), ce sont Arm & Hamer et Zenith qui rappellent les panneaux publicitaires. De son côté, Basquiat expérimente avec la sérigraphie et n’hésite pas à intervenir avec sa technique débridée pour retravailler, voire brouiller, des surfaces déjà peintes ou des lettres.

La pratique collective, une histoire

L’aventure, on s’en doute, s’arrête avec la mort de Warhol en 1987, deux ans à peine avant celle de Basquiat. Cette rencontre ou ce match improvisé entre deux vedettes incontestées du monde de l’art fait souvent oublier qu’il ne s’agit pas d’un cas unique. On pourrait remonter à la Renaissance avec ses ateliers, de véritables usines à tableaux où, sous la direction d’un maître, les artistes participaient selon leur spécialité à la réalisation des commandes. Dans cette structure très hiérarchisée, aucune trace officielle de ces « petites mains ». Plus proches de nous, à l’ère de la modernité, les participants de Die Brücke, ce premier groupe expressionniste, qui partagent le même atelier et souvent les mêmes modèles, réalisent néanmoins leurs œuvres séparément. La première occasion d’une véritable pratique commune, qui a fait date, sont les cadavres exquis, ce jeu collectif inventé par les surréalistes en 1925. Le but est alors de réaliser un seul tableau où chaque participant doit s’inspirer du motif laissé partiellement visible par son prédécesseur, avant de laisser la place au suivant. L’ensemble, en quelque sorte un collage à plusieurs mains, échappe à toute cohérence. Puis, dans les années 1960, c’est avec les Malassis (Cueco, Parré, Tisserand, Fleury), un groupe qui pratique dans la région parisienne, que ce travail collectif devient la règle. D’une facture lisse et impersonnelle, neutre et impeccable, les œuvres réalisées en commun ne laissent pas deviner la part de chaque artiste. Cette production collective, autant politique qu’artistique, s’attaque de front au mythe du créateur solitaire et génial, un des rouages principaux de la spéculation du marché de l’art. Rien de tel, bien évidemment, avec nos deux stars américaines et leur ego démesuré. Rappelons que Warhol prend le contre-pied d’une conception qui a longtemps régné parmi les artistes et les historiens de l’art, celle de considérer les stratégies commerciales à peu près comme une maladie honteuse. Autre rappel utile : à l’origine de ce duo, on trouve un marchand, Bruno Bischofberger. Les temps ont décidément changé.

 

1928
Naissance de Warhol, à Pittsburgh
1960
Naissance de Basquiat, à New York
1979
Basquiat met fin à SAMO et commence à peindre. Il aborde Warhol dans un restaurant et lui vend deux œuvres
1980
Basquiat rencontre de nouveau Warhol et lui vend un sweat-shirt Man Made de sa conception
1982
Le 4 octobre, Bischofberger présente officiellement Basquiat à Warhol à la Factory
1983
Bischofberger propose un projet de collaboration à Basquiat, Warhol et Clemente
1985
Warhol annonce à Bischofberger avoir créé des œuvres avec Basquiat
1987
Décès de Warhol le 22 février
1988
Décès de Basquiat le 12 août

Basquiat, aussi à la Philharmonie 

Pendant longtemps, Basquiat a hésité entre une carrière de musicien et de peintre. Est-ce pour cette raison qu’il est difficile de poser un regard sur ses toiles sans avoir la sensation qu’elles s’adressent autant à nos oreilles qu’à nos yeux ? Hachée, saccadée, cette peinture semble capter les bruits du quotidien en juxtaposant au hasard des bribes d’existence, des évocations de la culture musicale de la diaspora africaine, des griots et des personnages célèbres, des mots à moitié rayés ou encore des clés de sol ou autres signes relevant d’une partition. Autrement dit, elle se laisse aller à l’improvisation, cette pratique caractéristique des formes musicales qui fascinent l’artiste. Passionné de jazz, il admire Miles David, John Coltrane et surtout Charlie Parker auquel il s’identifie dans CPRKR, Charles the First(1982) – il existe dans l’œuvre de Basquiat plus de références à Parker qu’à n’importe quelle autre personne. Pour lui, cette musique aux racines africaines, cette révolte contre la discrimination, annonce sa propre introduction au monde de la peinture, interdit aux Noirs. En 1979, Basquiat rencontre Fab 5 Freddy, un graffeur qui lui fait découvrir le bebop, un style musical né dans le Bronx, au nord de New York. L’artiste, qui joue en amateur du synthétiseur et de la clarinette, fonde un groupe composé de non-musiciens, qu’il baptise Gray, du nom de l’auteur d’un livre d’anatomie lu dans son enfance. Plus tard, il va même produire un single de rap intitulé Beat Bop (1983), avec comme vedette Rammellzee.L’intérêt de Basquiat pour le bebop semble évident, tant les boppers, écrit Pierre Sterckx, ont fait éclater les mélodies et rengaines à la mode dont ils se servaient, en privilégiant les triples croches, les samplings et les accords de passage. Cette pulvérisation trouve son équivalent dans l’aspect hétérogène et fragmenté, bricolé même de l’œuvre du peintre portoricain, ponctuée par des samplings, par des rythmes fiévreux et par des cris. Sans parler d’art total (un terme trop attaché à la high culture), cette convergence entre peinture et bruitage opère une synthèse inédite entre art visuel, performance et musique.

Itzhak Goldberg

 

« Basquiat Soundtracks »,

jusqu’au 30 juillet 2023. Philharmonie, 221, avenue Jean-Jaurès, Paris-19e. Du mardi au jeudi de 10 h à 18 h, le vendredi de 12 h à 20 h, le week-end de 10 h à 20 h. Tarifs : de 14 à 8 €. Commissaires : Vincent Bessières, Dieter Buchhart, Mary-Dailey Desmarais. philharmoniedeparis.fr

« Basquiat x Warhol à quatre mains »,
jusqu’au 28 août 2023, Fondation Vuitton, 8, avenue du Mahatma-Gandhi, Paris-16e. Les lundi, mercredi et jeudi de 11 h à 20 h, le vendredi jusqu’à 21 h et le week-end de 10 h à 20 h. Tarifs : de 16 à 5 €. Commissaires : Suzanne Pagé, Dieter Buchhart, Anna Karina Hofbauer, Olivier Michelon et Bruno Bischofberger. www.fondationlouisvuitton.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°765 du 1 juin 2023, avec le titre suivant : Warhol & Basquiat : Jeux de mains, jeux de malins

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