Une voie vers l’imagination

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 21 janvier 2015 - 551 mots

Et si Internet réalisait le fantasme d’une intelligence collective universelle telle que l’ont rêvée Mesmer, Teilhard de Chardin et les hippies californiens ? Cette hypothèse est au cœur du dernier projet de Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, duo artistique rompu à la digestion du Web et à l’observation critique du monde contemporain.

Sous la double forme d’un film en ligne et d’un site Internet (dévoilés le 29 janvier à la Transmediale de Berlin, ils sont consultables à partir du 1er février à l’adresse worldbrain.arte.tv), World Brain fraye dans la matérialité des réseaux, suit sous les océans les milliers de kilomètres de câbles en fibre optique qui transportent nos données, s’introduit dans les data centers, pénètre dans les laboratoires où des rats génétiquement modifiés communiquent directement de cerveau à cerveau et accompagne un groupe de « chercheurs-nomades » retournés à la forêt pour y expérimenter collectivement d’autres formes de connexion et apprendre à faire du feu avec Wikipédia. Cet itinéraire présente l’Internet que nous connaissons, celui de Facebook et des lolcats, comme une sorte d’ébauche grossière : derrière les usages actuels du Web (flux financiers, divertissement, collecte de données à des fins commerciales…), il préfigure l’utopie d’un monde unifié non plus seulement par la conscience, mais par le corps.
  
À première vue, World Brain se donne pour un documentaire (le film) doublé d’une base de ressources (le site) destinée à en enrichir et en cartographier le propos. Images d’archives, reportage et interviews d’experts y tissent une généalogie des utopies numériques inspirée des thèses de Fred Turner et où se croisent Teilhard de Chardin, le Whole Earth Catalogue, les entrepreneurs de la Silicon Valley et les interfaces cerveau-machine de Miguel Nicolelis. Attentif à souligner les correspondances entre corps humain et réseaux d’information, ce corpus déroule une démonstration ambiguë, à la lisière entre les promesses d’une connexion étendue à tout le vivant et les menaces d’un transhumanisme digne de Frankenstein. Le générique de fin suggère pourtant que cette facture presque classique de documentaire pourrait n’être qu’un leurre. Il révèle d’abord que la plupart des images de World Brain ont été téléchargées sur Youtube, selon le même procédé du remix déjà mobilisé par Gwenola Wagon dans Globodrome, un tour du monde mené sur Google Earth. En documentant Internet par Internet, les deux artistes ouvrent ainsi vers une autre lecture du film, non plus littérale mais métadiscursive.

Cette hypothèse d’une œuvre à plusieurs niveaux se voit confirmée par le casting dévoilé à la toute fin du générique : on y découvre que le groupe de « chercheurs-nomades » censés illustrer les alternatives aux usages contemporains du Web y jouent un rôle. Le documentaire se retourne alors en fiction, et se dévoile a posteriori comme une fable dont les personnages – hommes à pattes vertes, rats post-humains, requins mangeurs de câbles, chatons narcoleptiques et extraterrestres venus scruter la Terre – sont autant d’archétypes et de positions possibles. Ce penchant fictionnel ajoute à l’ambiguïté de World Brain et lui confère sa délicate ironie : « Nous voulions prendre du recul vis-à-vis du débat binaire qui divise l’époque quant aux effets possibles des technologies, pour trouver une posture décalée, flottante », résument Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon. État des lieux des fantasmes contemporains, World Brain s’offre ainsi comme une ouverture des possibles et une voie d’accès à l’imagination.

Cet article a été publié dans L'ŒIL n°676 du 1 février 2015, avec le titre suivant : Une voie vers l’imagination

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