Collection

Une équation du profane et du sacré

Par Frédéric Bonnet · Le Journal des Arts

Le 4 mars 2005 - 752 mots

La riche collection contemporaine d’Enea Righi s’expose à la Collection Lambert.
Un parcours empreint d’un tiraillement appuyé d’un catholique devenu laïque.

 Avignon - Si c’est enfoncer une porte grande ouverte que d’affirmer qu’un collectionneur dévoilant ses œuvres livre de lui-même au public, force est de constater qu’il y a diverses façons de se livrer. Enea Righi semble avoir choisi la manière sincère, directe et sans complexe, ce qui n’en rend le personnage que plus sympathique.
Cet industriel bolognais, œuvrant dans le domaine de l’hygiène médicale, fait pour la première fois sortir de chez lui une grande part de sa collection, soit près des deux tiers des quelque trois cents œuvres qu’elle comprend, acquises depuis moins de quinze ans. Cela représente beaucoup d’achats en peu de temps et fait montre d’une frénésie accumulatrice que ne dément pas son auteur. Celui-ci affirme en outre avoir vu certains de ses choix de vie modifiés par cette activité (de là le titre « Theorema », emprunté au film de Pasolini, qui voit la vie d’une famille bourgeoise bouleversée par l’arrivée d’un élément extérieur !) et travailler de plus en plus pour pouvoir continuer à entretenir ce qui est pour lui devenu une « drogue ». Dans le cas présent, le poison inoculé eut plutôt des effets positifs, tant les noms rassemblés suscitent intérêt, curiosité, désir et/ou admiration sur la scène artistique mondiale. Pour n’en citer que quelques-uns : Jenny Holzer, Wolfgang Tillmans, Douglas Gordon, Louise Lawler, Kiki Smith, Jonathan Monk, Gordon Matta-Clark, Francis Alÿs... La liste est encore longue et les choix, parmi les travaux de ces artistes, généralement plutôt judicieux.

Clowns floutés
Ce qui frappe dans les choix d’Enea Righi, c’est qu’il ne compte pas quand il aime vraiment, ou presque pas. Ainsi Roni Horn et Alighiero e Boetti, artistes auxquels il voue une véritable passion, dont il a acquis des pièces par dizaines. Il possède une quinzaine d’œuvres de l’Italien, soit un ensemble exceptionnel avec des œuvres anciennes telles une toile camouflage (Mimetico, 1967) et de grands dessins au stylo-bille (Vedere i laterali, 1977, Aerei, 1983…). Plus de pièces encore de Roni Horn, s’intéressant à tout (photos, dessins, sculptures), pour laquelle il n’a pas hésité à franchir le cap de l’achat d’échelle muséale avec la série complète de ses clowns floutés (Cabinet Of, 2002), soit trente-six clichés, ici magnifiquement réunis dans une même salle. Ce cap de l’échelle fut répété avec d’autres œuvres, notamment vidéo, impossibles à exposer chez lui (Mircea Cantor, Maria Marshall, Miroslaw Balka…).
En bon Italien, Enea Righi a commencé par la famille, à savoir des artistes italiens. Pas ceux de l’Arte povera, déjà fort cotés au début des années 1990. De ce mouvement il n’acquiert qu’un seul mais remarquable dessin de Jannis Kounellis (Segnali, 1964), sur lequel se clôt l’exposition, et focalise ses premiers pas de collectionneur sur la Trans-avant-garde, dont il organise un ensemble cohérent : Francesco Clemente, Sandro Chia, Enzo Cucchi, avec plusieurs œuvres de chacun. Il achète aussi Gino de Dominicis. L’introspection ténébreuse marquant les peintures de ce dernier et les préoccupations « humano-ésotériques » de la Trans-avant-garde semblent être un point de contact avec des œuvres plus contemporaines formant le gros de la troupe. Beaucoup d’œuvres tournent autour de la notion de mémoire mais affirment surtout un lien très marqué entre vie et mort, oscillant sans cesse entre profane et sacré.
La colonne de valises de Zoe Leonard, qui accueille le visiteur dans l’exposition, merveilleux portrait suggéré de son père représentant de commerce (Robert, 2001), trouve une autre dimension aux côtés de la Tombe n° 47 de Sophie Calle (1992), trois clichés au sol mentionnant avec une lugubre sobriété Son, Mother et Father. On retrouve Zoe Leonard avec des fruits suturés en décomposition (Untitled, 2003) aux côtés d’un personnage difforme de Berlinde de Bruyckere (Aanéen-Genaaid, 1999). Et se poursuit avec cette salle sombre où voisinent un autel de Chen Zen avec des organes humains en verre (Crystal Landscape of Inner Body, 2000), deux bancs en granit de Jenny Holzer (It’s an Odd Feeling When…, If Things Were a Little Different, 1998) et un cliché d’Andres Serrano (The Morgue. Rat Poison Suicide II, 1992) !
Si la collection d’Enea Righi devait être une esquisse d’autoportrait, elle dévoilerait celui qui se définit comme un « catholique devenu laïque », fortement marqué par la dichotomie et les tensions qu’engendre cette évolution.

Theorema, une collection privée en Italie. La collection d’Enea Righi

Jusqu’au 29 mai, Collection Lambert, 5, rue Violette, Avignon, tél. 04 90 16 56 20, www.colletionlambert.com, tlj sauf lundi, 11h-18h.

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°210 du 4 mars 2005, avec le titre suivant : Une équation du profane et du sacré

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