Tatiana Trouvé, artiste

Par Roxana Azimi · Le Journal des Arts

Le 25 novembre 2009 - 1544 mots

À l’affiche au Musée Migros à Zurich, l’artiste Tatiana Trouvé distille depuis une dizaine d'années ses énigmes dans des installations sophistiquées. Portrait d’une fabricatrice d’espaces

« Écrire sur Tatiana Trouvé, c’est un défi permanent ! » Nous voilà mis en garde par Éric Mangion, directeur du centre d’art de la Villa Arson (Nice) et l’un des premiers à défendre l’artiste alors qu’il dirigeait le Fonds régional d’art contemporain Provence-Alpes-Côte d’Azur. Il est vrai que Tatiana Trouvé occupe une place singulière dans le paysage français. Malgré une grande présence formelle, accompagnée d’une attention soutenue aux matériaux, on devine que son univers ne se résume pas à ce qui est donné à voir. Composée d’énigmes et d’incertitudes, cette œuvre en creux dissémine les indices d’une psyché sophistiquée. Labyrinthique et métaphorique, son travail s’est renouvelé de manière sourde mais constante. Pour Christian Bernard, directeur du Musée d’art moderne et contemporain de Genève, « Tatiana ne ressasse pas, elle se déplie. Avant elle occupait l’espace avec des cubes ; maintenant, elle multiplie les empreintes ». Et les expositions, pourrions-nous ajouter. Après le Musée Migros à Zurich, où elle tient actuellement le haut de l’affiche, elle enchaînera l’an prochain avec une exposition monographique à la Kunsthaus de Graz en Autriche puis chez le puissant marchand new-yorkais Larry Gagosian.

Mini-parasitages
Née à Cosenza (Italie) d’une mère calabraise et d’un père français, architecte de papier, Tatiana Trouvé grandit à Dakar jusqu’à l’âge de 15 ans. De retour en France, la « mauvaise élève » passe le concours d’entrée de l’école d’art de la Villa Arson avec une idée en tête : « Qu’on me fiche la paix. Je me suis piégée moi-même. J’y ai pris goût. » Acceptée en deuxième année, l’enfant sauvage dévore des livres et s’initie à d’autres mondes, comme celui très mental d’Alighiero e Boetti. « Elle faisait la paire avec Ghada Amer. Toutes deux s’étaient établies tout en bas de la Villa Arson, c’était une position bien réfléchie. Elles ne voulaient pas être aux premières loges, mais développer leur propre territoire. C’était un peu comme un atelier de couture clandestin, se remémore Christian Bernard, alors directeur du centre d’art. Ce qui m’a frappé très tôt, c’est sa manière de s’exprimer de manière décalée, biaisée. La syntaxe, le vocabulaire étaient travaillés autrement. »

    Avec le « Bureau d’activités implicites », Tatiana Trouvé pose en 1997 le cadre conceptuel de son travail, tout en tournant en dérision ses démêlés avec la bureaucratie. Dans ses Modules, elle intègre extraits de passeports et bribes de petites annonces. Ses Polders agissent, eux, comme autant de mini-parasitages de l’espace. « Dans les expositions de groupe, je prenais la place qui restait, quand tout le monde avait installé ses pièces, rappelle-t-elle. Je cherchais à trouver des issues avec des choses qui ne m’étaient pas favorables. Je ne voulais pas me bagarrer pour avoir un espace, mais pas y renoncer non plus. » Ces petits accents pouvaient toutefois passer inaperçus. Ainsi, lors de l’exposition « Voilà, le monde dans la tête », présentée au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 2000, ses Polders essaimés à ras du sol étaient plus visibles par nos chevilles. « Elle n’est pas faite pour les expositions de groupe, estime Heike Munder, directrice du Musée Migros. Si on capte son idée, on peut imaginer ce qu’elle peut contenir de plus. Tatiana est géniale quand on a le courage de lui donner un vrai espace. » Lorsqu’en 2008 elle intervient dans l’Espace 315 du Centre Pompidou, elle est la première lauréate du prix Marcel-Duchamp à rendre le lieu méconnaissable. Son travail avait déjà effectué un bond phénoménal lors de son exposition au Palais de Tokyo, à Paris, en 2007. Bousculant la notion d’échelle, associant appareillages médicaux (ou sportifs ?) et symboles de domination, elle perturbe le spectateur jusqu’à le plonger dans un état anxiogène.

Artiste autonome
Au Musée Migros, elle crée des champs magnétiques à l’aide de trois cent cinquante aimants. L’espace semble désormais régi par les lois non plus atmosphériques mais mentales. « Je ne prends pas le spectateur par la main comme un petit enfant qu’il faudrait faire jouer », sourit-elle. Traversant son travail, les fantômes de Jorge Luis Borges et Italo Calvino ne restent que lointaines réminiscences. Car Tatiana Trouvé n’est pas une artiste de citations mais d’allusions implicites. De secrets aussi, comme ceux que renferment ses rochers cadenassés. « Le secret est intéressant s’il n’est pas dévoilé, poursuit l’artiste. Si on le dévoile, ça peut devenir un autre concept, un mensonge. » Si l’inconscient l’intéresse, elle ne glisse pas pour autant vers l’irrationnel. Jamais elle ne perd son sens du contrôle, manifeste dans le choix des matériaux. Métal conducteur et centre nerveux de toute architecture, le cuivre, qu’elle utilise abondamment, porte en lui d’immenses qualités métaphoriques. Plus récemment, elle a eu recours au ciment pour « fossiliser » ses nouvelles pièces. « Elle a une grande faculté de se réinventer, souligne Éric Mangion. Elle est dans l’invention de microdétails qui font que son œuvre est en constante évolution. »

    Une évolution que permet un labeur acharné dans son atelier. « Elle ressemble à une diva quand elle est dans le monde, mais dans l’atelier, c’est tout le contraire, remarque Heike Munder. C’est une vraie travailleuse. Je n’ai jamais rencontré d’artiste aussi bien organisée. Elle a fait la moitié du boulot qui incomberait normalement à mes techniciens. » Oscillant entre bricolage et artisanat, Tatiana Trouvé tient à se colleter au processus que d’aucuns trouveraient fastidieux. Plutôt que de tracer un plan en trois minutes sur ordinateur, elle préfère consacrer une journée entière à le dessiner. Quitte à le rater, à l’effacer et à le reprendre. En regardant de près ses dessins, on y décèle d’ailleurs repentirs et traces de gommage. « C’est une matière en mouvement comme une pensée, explique-t-elle. Cette lenteur me permet de tourner sans arrêt autour d’une idée. Je ne veux pas être dépossédée de ce plaisir. J’adore ce moment d’intervention du hasard : sortir du projet initial, le regarder autrement, le récupérer. » Les tâches ennuyeuses de couture ou de soudure ? Des moyens de méditer, d’avancer, de voir surgir d’autres idées. Cette autonomie n’est pas pour déplaire à ses galeries, notamment Emmanuel Perrotin, qui la trouve à la fois exigeante, précise et rassurante. « Nos artistes travaillent différemment, indique son galeriste berlinois, Johann König. Ils peuvent faire six expositions muséales successives car ils envoient leurs assistants. Mais Tatiana ne fonctionne que par elle-même, cela représente un très gros effort, y compris mental. » Si l’artiste tient tant à son indépendance en matière de production, c’est que le succès n’a pas apaisé ses craintes profondes. « Le jour où je n’aurai rien, je saurai faire des choses, indique-t-elle. Je garde la peur de cette période où je n’étais pas grand-chose. » Pourtant Tatiana Trouvé a depuis pris beaucoup d’assurance. Au point que certains la jugent opportuniste. « Elle a pris et jeté les gens au fur et à mesure de ses besoins, sans autre souci que sa réussite personnelle », observe le galeriste Georges-Philippe Vallois, qui l’a longtemps représentée. « Nous nous sommes séparés car je ne la supportais pas humainement et il est fort possible que la réciproque fût vraie. En revanche, je ne discute ni son professionnalisme, ni son travail. »

Trop complexe
Depuis deux ans, le nom de Tatiana Trouvé circule pour le pavillon français à la Biennale de Venise. « Ce serait le bon moment, admet Marc-Olivier Wahler, directeur du Palais de Tokyo. C’est l’une des artistes les plus en vue, mais qui n’a pas la notoriété qu’elle mérite. » En tout cas en exposant à Zurich, à Graz, et dans l’espace uptown [chic] de Larry Gagosian, elle a un pied assuré dans le circuit international. « Ce n’est pas une artiste "Gagosian", ce sera un one-shot, objecte toutefois Johann König. Bien sûr, elle a du succès et son marché est fort, mais à un moment donné, son œuvre est trop complexe. » Trop complexe pour le big business ? Tatiana Trouvé ne se fait pas d’illusions. « Je ne mets rien d’autre sous le nom "Gagosian". Une collaboration entre un artiste et une galerie ne se fait pas que sur ces bases-là, déclare-t-elle. Je ne laisserai personne changer mon rythme de travail pour alimenter un marché. On a vu des artistes travailler avec des galeries puissantes et aller nulle part. Je respecte Gagosian, mais j’ai mon travail entre mes mains. C’est la seule zone libre que j’aie, et je veux la préserver. » La lucidité n’est pas le moindre de ses atouts.

TATIANA TROUVÉ EN DATES
1968 Naissance à Cosenza (Italie).
1997 Crée le « Bureau d’activités implicites » ; exposition à la Villa Arson, Nice.
2000 Exposition à la galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, Paris.
2001 Prix de la Fondation Ricard.
2007 Exposition « Double Bind » au Palais de Tokyo (Paris) ; prix Marcel-Duchamp.
2008 « 4 between 3 and 2 » à l’Espace 315 au Centre Pompidou.
2009 « A Stay Between Enclosure and Space », Musée Migros, Zurich (jusqu’au 21 février 2010).
2010 Expositions monographiques à la Kunsthaus Graz (5 février-16 mai) ; à la galerie Gagosian à New York (mars) ; exposition de groupe à la Hayward Gallery à Londres (juin).

Cet article a été publié dans Le Journal des Arts n°314 du 27 novembre 2009, avec le titre suivant : Tatiana Trouvé, artiste

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