Art contemporain

Tania Mouraud, l’art et la vie

Par Stéphanie Lemoine · L'ŒIL

Le 26 mai 2021 - 1879 mots

De l’artiste française, on connaît surtout les écritures, exercice de brouillage d’ordre quasi conceptuel. Elle a pourtant exploré un large éventail de médiums, au prix d’une mise en danger permanente qui tient pour une bonne part à sa relation intime et tourmentée à l’histoire.

Pour Tania Mouraud, la moisson de l’année 2021 est à la fois précoce et tardive. Précoce, parce qu’elle a commencé dès avril avec « Mezzo forte » – sa première exposition personnelle à la Galerie Ceysson & Bénétière, qui lui a offert pour l’occasion les 1 200 m2 de son espace luxembourgeois – et se prolonge en ce moment au Centre Pompidou avec l’exposition collective « Elles font l’abstraction ». Tardive, car l’artiste a longtemps exercé à distance du marché de l’art : les regards portés sur son travail s’étaient jusqu’alors plutôt cantonnés aux institutions, où elle compte parmi les artistes français les plus collectionnés. Sa collaboration avec la galerie Ceysson & Bénétière advient dans un contexte favorable aux femmes, après une longue éclipse et des décennies de relative indifférence, sinon de vents contraires. Maëlle Ebelle, qui a piloté l’exposition au Luxembourg, le reconnaît bien volontiers : « Tania Mouraud se revendique de la peinture, et nous sommes une galerie de peinture. Elle fait partie du paysage artistique que la galerie défend depuis de nombreuses années. La prise de conscience actuelle quant à la place des artistes femmes fait qu’on se dit qu’elles étaient là, et qu’il est temps de les reconsidérer. »

Une œuvre protéiforme

Ça tombe bien : l’œuvre de Tania Mouraud offre très largement matière à cet élan. Commencée en autodidacte à la fin des années 1960, elle s’émancipe de la peinture par un autodafé en 1968, et s’oriente vers la création de Meditation Rooms. Ces environnements « psychosensoriels » marquent d’emblée leur différence avec la création hexagonale et installent la jeune femme dans une position d’outsider, qu’elle n’a jamais vraiment quittée depuis. « Quand on évoque les artistes qui ont engagé une réflexion sur les environnements, on cite toujours des Américains, note Hélène Guenin, directrice du Mamac (Nice) et commissaire de l’exposition “Tania Mouraud, une rétrospective”, en 2015 au Centre Pompidou-Metz. On oublie souvent que Tania Mouraud a été une figure importante de cette histoire-là. Jusqu’en 1973, elle a un travail très consistant autour des chambres de méditation, qu’elle pense à l’échelle domestique comme à celle du paysage. On conjugue rarement cette histoire avec la création française et encore moins avec l’œuvre d’une artiste femme. » Aujourd’hui, pourtant, Tania Mouraud est plutôt identifiée à ses travaux sur l’écriture, où la rigueur formelle du noir et blanc tend vers une approche quasi conceptuelle du langage. Il y eut bien sûr son NI, double négation affichée dans les rues de Paris en 1977 dans le cadre de City Performance n° 1, mais aussi les séries très politiques Black Power et Black Continent et les grands wallpaintings déployés à Beaubourg, Metz, Vitry ou Nice. Toujours fertile, ce travail se prolonge aujourd’hui dans les mots mêlés de l’artiste et ses derniers travaux, inspirés de la poésie yiddish, cette « langue de bonnes femmes ». Son approche de la lettre lui vaut d’ailleurs une postérité parmi les street artists et les graffeurs, qui ont installé en quelque sorte Tania Mouraud dans un rôle de marraine, un rôle auquel elle se prête de bonne grâce, avec générosité – l’artiste fait par exemple partie depuis 2020 du parcours artistique urbain « Échappées d’art » à Angers. Les Écritures ont toutefois tendance à occulter l’hétérogénéité d’un travail ourlé autour d’une série de bifurcations – des environnements à la photographie, des écritures à la vidéo et de l’intervention dans l’espace public au DJing et à la performance. « Comme tous les autodidactes, j’adore apprendre », explique Tania Mouraud. À l’entendre, ses va-et-vient entre photographie, vidéo, peinture, installations et performances seraient ainsi l’effet d’un caractère mobile, prompt à s’ennuyer : « Je change régulièrement de médium pour retrouver la fraîcheur de la découverte, assure-t-elle. L’art pour moi est un jeu, et je ne joue à rien d’autre qu’à produire des œuvres. » Hélène Guenin suggère pourtant que cette mobilité pourrait aussi procéder d’une insécurité et d’un doute radicaux : « Ce qui m’a beaucoup frappée dès notre première rencontre, c’est qu’elle se met en permanence dans une situation d’inconfort, note-t-elle. Dès qu’elle entre dans une mécanique, elle passe à autre chose. Cette réinvention permanente a pu brouiller les lignes de son parcours, mais c’est ce qui fait sa force. »

Avancer masquée

Brouiller les pistes ? L’idée n’est pas pour déplaire à Tania Mouraud. Au cours de notre échange, l’expression revient d’ailleurs à plusieurs reprises. En guise de clé de lecture, elle dira aussi, malicieuse : « J’avance masquée. » Ses masques sont de tous ordres. Ils se devinent dans sa manière d’approcher la photographie, qu’elle conçoit comme un moyen de faire de la peinture, et nourrit d’ailleurs de références à l’histoire de l’art. Ils affleurent dans ses travaux sur l’écriture, qui disent en se dérobant, sollicitent le regard pour aussitôt lui offrir une résistance et font du brouillage un moyen de retenir l’attention. Ils se disent dans ses vidéos, qui logent souvenirs et expériences intimes dans la description distante d’une mécanique de destruction. Ils opèrent dans cette manière qu’a Tania Mouraud de manier la citation et, plus récemment, le sample, comme s’il fallait faire porter sa voix par d’autres. Surtout, ils s’affirment dans l’écart entre son image d’artiste conceptuelle, au vocabulaire minimal, et la matière intime, sinon sensuelle, dont se nourrissent ses œuvres. « Derrière le formalisme apparent d’une partie de son travail, il y a toujours un rapport très fort, très sensible à la vie et sa vulnérabilité », souligne ainsi Hélène Guenin. Raison pour laquelle Tania Mouraud refuse d’être campée en intellectuelle : « Ce sont toujours des expériences personnelles qui nourrissent mes œuvres, assure-t-elle. Je n’ai jamais commencé un travail à partir d’un concept. »

« Float like a butterfly, sting like a bee »

Est-ce donc dans son histoire qu’il faut plonger pour cerner sa singularité et débusquer un continuum dans l’apparente hétérogénéité de ses pièces ? Il se trouve que l’histoire de Tania Mouraud se confond avec l’histoire. Il y a bien sûr sa position de femme née en 1942, dont les premiers pas d’artiste se sont frayés un chemin dans un monde d’hommes, loin des attendus de la création au féminin, forcément arrimée dans l’imaginaire collectif au corps, à l’intime ou à l’espace domestique. À la source de sa démarche, elle évoque surtout un héritage familial ambigu, fait de gloire et d’absence, presque impossible à négocier. « Je suis la fille d’un héros, répète Tania Mouraud, pour bien nous faire comprendre ce qu’elle crée et qui elle est. Mon père est mort dans la Résistance et ma mère a combattu à l’âge de 19 ans dans le Vercors. Cette histoire a coloré mon enfance : l’important dans ma famille, c’était la Résistance. Mon intime, c’est le politique, c’est le courage ; c’est ce flirt entre la vie et la mort, entre la pureté et la bassesse. » Tandis que sa mère lui ouvre l’accès à une vaste culture et lui offre l’exemple d’une femme libre, aventureuse et même aventurière, son père contribue à lui forger une solide charpente éthique, mais en creux, par son absence. Cette transmission compliquée est d’ailleurs double : l’homme n’est pas seulement un héros, il est aussi d’origine juive. Mais parce que sa mère ne l’est pas, Tania Mouraud ne l’est pas non plus. Elle a pourtant puisé dans l’expérience précoce de l’antisémitisme cette sensibilité particulière aux réprouvés qui donne à ses œuvres, même anciennes, toute leur actualité. Dans la culture juive, elle découvre aussi, sur le tard, les ferments d’une spiritualité laïque et une voie d’accès à son histoire et son intimité. Pour apprivoiser ses origines, Tania Mouraud est passée par l’un de ces détours dont elle est coutumière. Au début des années 2000, elle découvre la musique klezmer et décide d’apprendre la clarinette. Sa soif d’apprendre ne fera jamais d’elle une bonne instrumentiste, mais lui inspire en 2002 sa première vidéo, Sightseeing, qu’elle tourne et monte seule, décidément autodidacte. Ce cheminement fantomatique sur une route enneigée, au rythme d’un solo de musique klezmer, a pour point d’arrivée un plan fixe sur le camp du Struthof, en Alsace. En creux, l’équipée suggère que le parcours de l’artiste pourrait être au fond une quête des origines, avec pour horizon la mort mécanisée des espaces concentrationnaires. « À partir du moment où j’ai appris la musique klezmer, mon travail a changé, souligne Tania Mouraud. Tout ce que j’avais refoulé est venu, le barrage a cassé. J’ai accepté mes origines juives à ce moment-là. »

Témoigner du désastre en beauté

Depuis, ses films et ses photographies dessinent une polarité troublante entre empathie et distance, entre contemplation et désastre. « Il y a toujours dans ses œuvres une ambivalence entre violence et beauté », note Frank Lamy, chargé des expositions temporaires au Mac Val (Vitry) et commissaire de l’exposition « Ad nauseam » en 2014. À propos de ses vidéos, nous revient ainsi en tête ce vers de René Char : « Quartier suivant quartier la liquidation du monde se poursuit. Sans interruption. Sans égarement. » Avec sa caméra, Tania Mouraud saisit précisément cette liquidation du monde, et l’habille de sonorités saisissantes, qui amplifient l’inquiétante étrangeté des scènes vues. Dans La Curée (2003-2004), se devine dans le ralenti chamarré d’un amas de couleurs le mouvement d’une meute de chiens déchiquetant une proie. Dans Ad nauseam (2013-2014), un ballet mécanique charrie pour les broyer des amoncellements de livres. Dans Once Upon a Time (2011-2012), des machines dévastent une forêt, avec méthode et industrie. « L’idée m’est venue en feuilletant un magazine chez Volvo, raconte Tania Mouraud. J’y ai découvert la photo d’une machine qui enserre le tronc d’un arbre, et j’ai eu l’impression qu’elle m’enserrait moi. Mon expérience personnelle me permet de diriger la caméra où il faut qu’elle soit. » Rien d’intime, pour autant, dans ces images qui s’offrent en partage comme une forme d’alarme. « L’attention rigoureuse de Tania Mouraud aux formes s’ancre toujours dans une position de témoin, nous fait ainsi remarquer Frank Lamy. Son travail est de dire “Voilà ce que j’ai vu”, et de le partager. Le “je” qu’elle énonce est générique ; il part d’une position singulière pour arriver à une forme de commun. » Témoigner. Dire qu’on a vu pour mouvoir, plutôt qu’émouvoir. Dire sans trop en dire, et surtout sans pathos ni rien de personnel. Au fond, se négocient encore dans cette ambition l’héritage familial et le lourd passé des camps dont les rescapés ont eu à assumer précisément cette tâche. Sous les apparences d’un parcours sinueux, Tania Mouraud dessine ainsi une ligne droite, au sens de la droiture, et aussi du courage. « Ce qui maintient mon travail, c’est l’éthique, nous dit-elle. Les formes varient, mais le fond est toujours le même. Les artistes hommes transmettent le patriarcat. Moi, je transmets l’éthique. C’est mon attitude fondamentale. »

 

1942
Naissance à Paris, dans une famille de résistants cultivés et cosmopolites
1968
Autodafé de ses toiles et premières chambres de méditation
1977
City Performance n° 1, déploiement de 54 affiches en noir et blanc sur des panneaux publicitaires parisiens
2002
Première vidéo : Sightseeing, au camp du Struthof, en Alsace
2016
Exposition au Centre Pompidou-Metz, sous le commissariat d’Hélène Guenin
2021
Expositions « Mezzo forte » , à la Galerie Ceysson & Bénetière au Luxembourg, et « Elles font l’abstraction » , au Centre Pompidou
« Tania Mouraud. Mezzo forte », jusqu’au 22 mai 2021. Galerie Ceysson & Bénétière, 13-15, rue d’Arlon, Wandhaff, Luxembourg. www.ceyssonbenetiere.com

« Elles font l’abstraction », jusqu’au 23 août 2021. Centre Pompidou, place Georges-Pompidou, Paris-4e. Tarifs : 14 et 11 €. Commissaire générale : Christine Macel ; commissaire associée pour la photographie : Karolina Lewandowska. www.centrepompidou.fr
« Échappées d’art », parcours artistique urbain à Angers. www.angers.fr

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°744 du 1 juin 2021, avec le titre suivant : Tania Mouraud, L’art et la vie

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