Art moderne

Takis : Quelque chose de Dionysos

Par Philippe Piguet · L'ŒIL

Le 10 avril 2015 - 1917 mots

Le Palais de Tokyo consacre une exposition à cet artiste « savant intuitif » nonagénaire dont l’œuvre, qui se place sous l’égide de Kafka, de la fête et de l’érotisme, résiste au temps.

Il ne tarit pas d’éloges à son égard, et celui-ci s’en excuse tant il est gêné. Assis l’un à côté de l’autre, dans cet espace du Palais de Tokyo qui fait office de salon, ils forment comme un tandem d’une chaleureuse complicité. C’est vrai que voilà quelque quarante ans et plus qu’ils se connaissent, et Dieu sait s’ils en ont partagé des aventures ! Si Takis, 90 ans cette année, est un peu fatigué – on le serait à moins… –, il est tout sourire tellement il est heureux de voir comment Alfred Pacquement mène de main de maître le commissariat de son exposition. Il suffit d’ailleurs qu’il s’échappe un instant pour aller vérifier la mise en place d’une pièce pour qu’aussitôt l’artiste réclame après lui et lui demande de rester à ses côtés le temps de notre échange. « Mais c’est pour toi que je travaille », lui lance l’ancien directeur du Musée national d’art moderne. Le visage bonhomme et serein, le crâne lisse, le regard vif et direct derrière de fines lunettes claires, la barbiche poivre et sel, Takis présente tous les traits d’une figure antique. Normal, il est grec, originaire d’Athènes, né en 1925, de son vrai nom Panayiotis Vassilakis. Simplement vêtu d’une grosse veste en laine verte sur un polo ras du cou noir, son passe du Palais de Tokyo autour du cou, il en impose par sa stature tout en dégageant une évidente joie de vivre. Un petit bémol toutefois, son inquiétude pour les jeunes qui « sont dans de grands problèmes à s’exprimer » et qu’il encourage à prendre leur responsabilité.

Alors même que nous commençons l’entretien, Takis appelle de nouveau Pacquement et lui demande de lui donner le petit texte qu’il a rédigé la veille dans la perspective de cette rencontre. Il y insiste notamment sur un point qui caractérise sa démarche : « J’utilise la technologie pour créer dans un environnement extérieur une atmosphère festive. » Quelque chose de Dionysos est en effet à l’œuvre dans le travail de Takis que contrebalance une autre mesure, kafkaïenne celle-là, comme l’énonçait le titre de l’impressionnante installation (Le Siècle de Kafka) qu’il avait réalisée au Centre Pompidou, il y a 31 ans, à l’invitation de celui qui n’en était alors que simple conservateur, son ami Alfred Pacquement. Sur la petite note manuscrite en question, on peut encore y lire : « La même chose s’applique ici à mon exposition au Palais de Tokyo ; il y a deux éléments : l’environnement kafkaïen et, d’autre part, une atmosphère festive » ; puis, se reprenant tout aussitôt, il s’exclame : « Ah ! j’allais oublier il y a aussi l’érotisme. C’est très important, évidemment. »

Champs magnétiques
Issu d’une famille ruinée par la guerre qui oppose la Grèce à la Turquie, sixième enfant d’une famille de sept, Takis découvre Picasso et Giacometti au lendemain de la Seconde Guerre mondiale alors qu’éclate chez lui la guerre civile à laquelle il prend part tout en commençant une pratique artistique, privilégiant la sculpture figurative en plâtre. La découverte des Gymnopédies d’Erik Satie en 1952, puis son installation à Paris deux ans plus tard, partageant son temps entre pays d’origine et pays d’adoption, libèrent son travail. Le sculpteur se met à travailler le fer tout en adossant son œuvre à la représentation de figures mythologiques. Au mitan des années 1950, Takis se prend de passion pour la technologie et, sensible à la pratique de la récupération qui est dans l’air, il réalise tout un ensemble de Fleurs électroniques et de Signaux, constitués d’une tige métallique portant à leur extrémité toutes sortes d’objets de rebut comme des éléments de poste de radio.
Fasciné par les propriétés du magnétisme, notamment par la capacité d’un aimant alimenté d’un courant électrique à produire un son, l’artiste multiplie les œuvres composites où il explore toutes les ressources de cette énergie secrète. Curieux de toutes les expériences, il multiplie au fil du temps installations et environnements jusqu’à leur donner les allures d’un grand laboratoire. « L’art, c’est la science », déclare volontiers Takis comme pour bien souligner que c’est une erreur de croire qu’il y a un fossé entre l’un et l’autre. Contemporain des recherches spatiales et des expériences les plus poussées en quête d’une technologie de pointe, il orchestre une performance chez Iris Clert en novembre 1960 – « L’impossible, un homme dans l’espace » – en soutenant un instant dans le vide le poète Sinclair Beiles par l’attraction d’un aimant attaché à sa ceinture.

Son œuvre n’est ni une réponse aux investigations des scientifiques, encore moins une illustration, mais un accompagnement. Elle y contribue pleinement, à sa manière tout à la fois poétique, ludique et magique.

« Les champs magnétiques », titre de l’exposition rétrospective que lui consacre le Palais de Tokyo, deviennent l’objet de prédilection de sa démarche. Nombreux sont les visiteurs de ses expositions des années 1960-1970 qui se souviennent s’être amusés à jeter une poignée de limaille de fer ou de clous sur des panneaux munis par-dessous d’aimants leur permettant de créer leurs propres œuvres. L’esthétique relationnelle, Takis en est un précurseur et la dimension ludique dans son œuvre lui importe autant que celle, plus inquiétante, qu’instruisent les mises en scène qu’il réalise en couplant des aimants avec de grosses lampes à vapeur de mercure, ce qui produit une étrange lumière bleutée. Si ces lampes, baptisées « Télélumières », ont une dimension anthropomorphe et rappellent de lointaines déesses antiques, des gorgones ou des méduses, leur association à toutes sortes d’appareils électriques au rebut et à des fragments de corps humain que vient effleurer un long ruban magnétique oscillant, comme dans son Siècle de Kafka, crée un monde étrange proche du laboratoire de Frankenstein. Mais Takis sait aussi jouer de subtilités sonores et il n’a pas son pareil pour mettre en œuvre tout un orchestre de Télésculptures musicales comme ce « grand théâtre » – dixit Pacquement – rassemblant au cœur de son exposition une série de pièces comme des guitares électriques/électroniques géantes fonctionnant grâce à la force magnétique des aimants qui font frapper une aiguille de manière aléatoire sur une corde métallique.

L’aimant, l’amour
Kafka, la fête, l’érotisme… Ce sont là les trois termes qui résument au mieux la démarche de Takis. « D’autant que dans le parcours de l’exposition au Palais de Tokyo, tient à préciser Alfred Pacquement, ce qui est bien c’est que, quand on sort de Kafka, on trouve aussitôt les sculptures érotiques… Ça rassure ! » Un érotisme toutefois tempéré, formellement parlant du moins, quand bien même l’artiste insiste sur les concepts d’énergie, de flux et de stimulation. Il est vrai que l’art de Takis ne manque pas de sensualité. On ne traite pas de magnétisme sans parler de forces d’attraction et celles que met en jeu le sculpteur sont puissantes. « L’aimant et la force d’attraction de l’amour, c’est la même chose, dit-il, tout sourire. Lorsque tu embrasses ton enfant ou que tu serres ton enfant très fort contre toi, c’est le même type de phénomène qui est en question. Tu fais corps avec l’autre, tu deviens une boule, tu es enveloppé et tu enveloppes l’autre dans ton énergie. » L’enfant, l’être aimé… tout est question d’osmose.

« L’essentiel, dit encore Takis, c’est d’avaler l’énergie. » Et le voilà qui recommande à ceux qui aiment aller se faire bronzer « de mettre le soleil dans [leur] ventre », et même s’il n’y a pas de soleil de regarder dans sa direction parce que « l’énergie solaire, elle est partout. » L’artiste reconnaît volontiers qu’il y a des jours où il n’est pas plus en forme que cela, mais la simple prise de conscience de l’existence des champs magnétiques qui sont tout autour de nous et qui remonte pour lui à l’époque de son enfance le requinque aussitôt. « Tout le monde est touché par les champs magnétiques mais les gens n’en sont pas conscients. » L’objet de son œuvre tient-il à le leur rappeler ? « Il y a de ça, oui, affirme-t-il. Il y a une façon d’avaler le soleil, c’est une nourriture… » En fait, Takis est un artiste solaire. Les Signaux qu’il a installés à La Défense à la fin des années 1980 en sont une forme de témoignage : ils vous clignent de l’œil, le soir, à l’approche de la Grande Arche, illuminant le site de leurs feux colorés sur ce mode festif si cher au sculpteur.
 
L’essence de l’homme
L’art de Takis est requis par l’expérimentation. Il se dit d’ailleurs lui-même un « savant intuitif » et s’essaie à toutes les disciplines. Dans un entretien avec Félix Guattari enregistré en juin 1992, lors de la préparation de sa rétrospective au Jeu de paume, malheureusement interrompu par la disparition brutale du philosophe, Takis lui disait : « Tu sais que je ne suis pas un sculpteur au sens habituel du terme. Je m’intéresse à beaucoup d’autres choses ; je pratique parallèlement l’architecture, la musique, j’écris des textes… Depuis cinq ans [c’était donc en 1987, il était âgé de 62 ans], je me penche sur mon passé. Je n’accepte pas que ma vie commence “au milieu”. Je cherche le vrai passé. Je suis grec et, en général, pour les Grecs, l’origine est la Grèce... » Ce à quoi, Guattari lui réplique : « J’ai relevé le paradoxe de ton œuvre : une recherche on peut dire “machinique”, donc moderne, électronique, informatique, axée sur la science mais qui, en même temps, est également une sorte d’instrument pour refonder le passé, y compris le passé le plus archaïque. Ce qui est intéressant, en revanche, c’est de constater que la machine ne représente pas un destin mortifère, catastrophique en soi, mais, d’une part, qu’elle peut être gérée différemment et que, d’autre part, dans son essence, elle est porteuse à la fois d’univers de valeurs, d’univers moraux, et en même temps d’une possibilité de recomposition de territoires existentiels… »

L’un des artistes qui a le plus compté pour le jeune Takis quand il est arrivé à Paris, c’est Giacometti. Takis l’a bien connu. Ce qui l’a frappé chez lui, « c’est son côté humaniste… une solitude extraordinaire… et pourtant il est toujours là… » Le souvenir qu’il en a ? « Il était très ironique envers moi. Un jour, face à mes sculptures magnétiques, il m’a dit : “Si on coupe le fil, tu n’as plus rien…” » Takis se plaît alors à raconter que Giacometti lui a dit qu’il manquait l’homme dans sa sculpture et qu’il lui a aussitôt répliqué : « Moi, c’est l’essence de l’homme qui m’intéresse. » De fait, l’art du Grec appartient à ce courant de recherches multiples dont Guattari dit encore qu’il « cherche à radiographier la machine, à voir ce qu’elle masque, ce qu’elle cache, ce qu’elle recèle comme trésor... » Dans un écho enfoui de la figure de l’homme.

Takis en dates

1925
Naissance à Athènes

Milieu des années 1950
Installation à Paris Réalisation des premiers Signaux

1961
Publication de son autobiographie Estafilades

1981
Exposition « Trois Totems – Espace musical » au Musée national d’art moderne

1993
Création de la Fondation Kete, centre de recherche pour l’art et la science, à Athènes

2015
Exposition au Palais de Tokyo à Paris et à la Menil Collection à Houston

Il vit principalement en Grèce

« Takis. Champs magnétiques »

Jusqu’au 17 mai.
Palais de Tokyo.
Ouvert tous les jours, sauf le mardi, de midi à minuit.
Tarifs : 10 et 8 €.
Commissaire : Alfred Pacquement.
www.palaisdetokyo.com

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Cet article a été publié dans L'ŒIL n°679 du 1 mai 2015, avec le titre suivant : Takis : Quelque chose de Dionysos

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